De l’« analyse dimensionnelle » à l’« automate moléculaire »

Afin de répondre à ces questions, il faut revenir un peu en arrière, sur la lancée intellectuelle des premiers travaux de Stahl : on y repère d’abord un déplacement sensible, et à première vue surprenant, d’un intérêt pour l’analyse dimensionnelle en physiologie et en anatomie vers la pratique de la modélisation mathématique des molécules interagissant dans la cellule. Il nous faut donc d’abord tâcher de comprendre le sens que Stahl confère à ce déplacement d’une problématique des formes (inspirée des lois d’allométrie) vers une problématique de biologie moléculaire.

En 1961,c’est bien d’abord dans l’espritde la biophysique rashevskyenne que le jeune W. R. Stahl termine sa thèse en biologie mathématique et théorique. Dans ses premiers travaux, et à la suite de la mise en évidence par d’Arcy Thompson, Huxley, Teissier puis Rashevsky de ce que ce dernier lui-même avait appelé le principe de « proportionnalité dimensionnelle » entre différents organismes vivants 1124 , Stahl propose l’idée d’appliquer systématiquement aux dimensions physiologiques (masses, tailles, flux, …) des mammifères les idées de l’analyse dimensionnelle jusque là essentiellement développées dans la conception des artefacts technologiques et donc dans le domaine de l’ingénierie mécanique, chimique, rhéologique, météorologique ou thermodynamique. Selon lui, s’il est vrai qu’un cœur de souris qui pèse 0,1g et un cœur de baleine qui pèse 150kg 1125 peuvent exercer l’un et l’autre la même fonction pour un corps à chaque fois proportionné selon des critères dimensionnels précis, il doit être possible d’établir un parallélisme entre la construction de modèles en technologie et ces rapports d’identification non-dimensionnels qui peuvent exister de façon si remarquable entre les espèces de mammifères. Autrement dit, Stahl prolonge les travaux antérieurs sur l’allométrie de Huxley et Teissier mais également ceux de Cohn et de Rashevsky car il procède lui aussi à une modélisation mathématique fondée sur un point de vue fonctionnel et sur une épistémologie influencée par les méthodes de « conception » (« design ») de l’ingénierie. Mais il insiste davantage sur l’intérêt jusque là inaperçu qu’il pourrait y avoir pour le biologiste modélisateur à ne manipuler que des nombres sans dimensions. Son but affiché est de proposer une nouvelle forme de modélisation mathématique en biologie physiologique qui s’appuie explicitement sur l’existence d’une espèce de modélisation naturelle, pourrait-on dire 1126 . En effet, ces nombres, déduits des équations fonctionnelles déjà connues ou à découvrir, seraient appelés à remplacer les équations puisque, du point de vue de l’interprétation de l’appartenance biologique de tels systèmes, ils en représenteraient comme une caractérisation essentielle dès lors qu’ils permettraient de dépasser tel ou tel cas d’espèce animale en son individualité. De plus, selon Stahl, il ne s’agit pas là d’une modélisation purement démonstrative qui ne ferait qu’illustrer une caractéristique spécifique d’un organisme mais d’une modélisation vraie [« a true model » 1127 ] en ce qu’on y a affaire aux bons dimensionnements permettant de faire jusqu’à des mesures sur le modèle qui vaudront ensuite pour le prototype 1128 . Modéliser par des nombres sans dimension aurait ainsi le paradoxal mais compréhensible avantage de faciliter le dialogue entre les mesures sur le terrain et les modèles mathématiques.

Sans se livrer d’abord à des expérimentations nouvelles mais en s’appuyant sur des travaux de physiologie pour l’essentiel déjà forts anciens, Stahl donne alors une liste assez longue de tels nombres sans dimensions 1129 . Il généralise en cela ce contournement du problème de la mathématisation de la forme du vivant par le passage à la croissance relative (rapports intrinsèques) tel que nous l’avions vu à l’œuvre et analysé chez Teissier. Ces nombres sans dimension sont ainsi tous calculés à partir de valeurs physiques ayant un sens physiologique ou anatomique. Une des particularités de son travail est qu’il insiste à maintes reprises sur la parenté entre cette similitude biologique et la modélisation technologique telle qu’elle intervient en hydrodynamique, par exemple ; il assimile ainsi pleinement la nature de ces nombres physiologiques sans dimension à celle du nombre de Reynolds, par exemple, qui caractérise le rapport des forces inertielles aux forces visqueuses s’exerçant dans un fluide, mis à part le fait que dans le cas biologique, la généralité de ces nombres sans dimension lui paraît tout de même moindre 1130 . Mais, selon lui, cela permet néanmoins de définir des « classes » de systèmes physiologiques. C’est là pour lui, en quelque sorte, reprendre la notion de similarité qualitative que Rashevsky avait mise en évidence avec son « principe d’épimorphisme » réputé valoir entre fonctions organiques et entre organismes entiers. Mais, à la différence de Rashevsky, Stahl précise sa propre notion de similarité en la faisant d’abord s’appuyer sur des éléments organiques précisément mesurables, c’est-à-dire sur des structures quantifiables (avec leurs dimensions physiques) et non sur des fonctions 1131 , et ensuite en la « déquantifiant », si l’on peut dire, par passage de ces quantités structurelles à leurs rapports constants et, pour finir, aux nombres sans dimensions nés de la constance de ces rapports métriques.

Un des arguments majeurs que Stahl avance en faveur de l’intérêt du passage, en physiologie, d’une approche métrique à une approche sans dimension 1132 s’appuie sur une réflexion ayant sa source en génétique : il est probable, selon Stahl, que les gènes soient à concevoir comme porteurs d’éléments d’information non dimensionnelle 1133 . Dès lors, le travail du développement de l’organisme et de ses organes (embryogenèse, organogenèse) serait assimilable à la transcription d’une série d’informations (représentables par des nombres sans dimensions) en équations dotées de variables dimensionnées 1134 . Autrement dit, aux yeux de Stahl, en usant de cette représentation non-dimensionnelle des structures anatomiques ou des processus physiologiques, on s’approche d’une représentation de ce qui semble plus directement déterminé par les gènes. Donc, tout en étant attentif aux invariants de structure, on se rapproche de ce que font les gènes, de leur fonction. D’où son grand intérêt a priori.

Notes
1124.

[Stahl, W. R., 1962], p. 206.

1125.

[Stahl, W. R., 1962], p. 211.

1126.

La notion d’organisme modèle serait ainsi intégrée dans cette perspective générale sur les modèles formels.

1127.

[Stahl, W. R., 1962], p. 212.

1128.

[Stahl, W. R., 1962], p. 212.

1129.

Voici trois exemples de nombres physiologiques sans dimension et empiriquement assez stables (donc supposés caractéristiques) chez les mammifères parmi les 25 que donne Stahl : la masse du rein sur la masse du poumon = 19 ; le temps de respiration sur le temps de pulsation cardiaque = 3, 9 ; la durée de vie sur la durée d’une respiration = 2. 108, [Stahl, W. R., 1962], p. 207.

1130.

“However, in Biology the dimensional constants are very much more limited in scope and serve to characterize systems of limited range”, [Stahl, W. R., 1962], p. 206. Malheureusement, Stahl ne précise pas davantage cette différence entre nombres non-dimensionnels physiques et nombres non-dimensionnels biologiques : elle semble n’être que de degré dans la généralité… Le fait qu’il ne le précise pas est toutefois cohérent avec son projet de ne pas faire de « métaphysique » : il ne veut à aucun prix tomber dans un commentaire sur la nature supposée primordiale des dimensions de base (comme la masse M, la longueur L, le temps T…). Car il affirme qu’il n’y a là aucun mystère, « rien de sacro-saint » (« nothing sacrosanct », ibid., p. 205). Il s’agit simplement de dimensions élémentaires « indépendantes les unes des autres » (« independent of each other », ibid., p. 205), sans plus de valeur ontologique qu’une base vectorielle particulière dans un espace vectoriel, pourrions-nous ajouter. Dans un article de 1961, Stahl avait d’ailleurs démontré que la structure à laquelle les symboles de dimensions appartiennent est identifiable à un groupe abélien (ibid., p. 205).

1131.

Comme on l’a vu, depuis son tournant topologique c’est le type même de théorisation de la biologie que Rashevsky récuse, notamment chez Rosen. Mais Stahl peut ne pas se sentir menacé par ces arguments d’un biophysicien réfugié sur le tard dans une biologie mathématique fonctionnelle (au sens de la fonction biologique) et qualitative en précisant, comme il le fait, qu’il ne propose ici qu’un type nouveau de modélisation et non de théorisation.

1132.

Même s’il admet que son approche ne devra pas remplacer l’« analyse par équations différentielles » : “Derivation of dimensionless numbers and similarity criteria is not a substitute for analysis by differential equations, but it often helps to show what properties are most important and invariant in related structures”, [Stahl, W. R., 1962], p. 210.

1133.

On reconnaît là un argument que, dans un contexte de physiologie théorique des plantes, Dan Cohen emploiera cinq ans plus tard afin de légitimer sa première simulation sur ordinateur de la croissance d’arborescences. Cohen la concevra ainsi non comme une représentation réaliste mais comme un simple test pour l’hypothèse théorique selon laquelle il n’est en fait pas besoin de beaucoup de gènes (c’est-à-dire d’informations génétiques) pour déterminer la mise en place d’une morphologie complexe. Voir supra. En 1962, parce qu’il reste dans la généralité des problèmes de dimensionnement, Stahl est pour sa part loin de disposer d’un tel argument dans sa précision. Tout au plus, le fait avéré des nombres sans dimensions peut à lui seul valoir comme un ébauche d’argument.

1134.

[Stahl, W. R., 1962], p. 211.