Une épistémologie néo-positiviste des modèles : assumer et neutraliser la dispersion (1967)

Mais, pour revenir à Walter R. Stahl et à ses recherches, on peut constater que, parallèlement à ses propres travaux de modélisation, il continue sa réflexion méthodologique sur les modèles. En 1967, il produit ainsi un travail ambitieux qui recense déjà près de 285 modèles différents 1156 et dans lequel il essaie d’unifier méthodiquement la pratique des modèles sous un ensemble de principes et de critères communs. Il déplore en effet qu’on ait à subir une inflation et une dispersion de modèles dont les critères de validité ne nous sont pas toujours fournis par les concepteurs eux-mêmes, quand bien même ces concepteurs auraient réellement pris conscience que tout modèle ne peut avoir qu’un domaine de validité limité. Ce qui n’est même pas toujours le cas, selon lui. La raison en est que les biologistes n’ont pas encore tous pris la mesure de la différence entre théorie et modèle. Il s’agit donc d’alerter la communauté des biologistes théoriciens sur le sens et la valeur de la modélisation en général, et de la modélisation mathématique en particulier, en cette deuxième moitié des années 1960.

Ainsi donc, dans cet article bilan sur l’état de la modélisation en biologie comme dans les sciences et les technologies en général, Stahl va jusqu’à proposer une classification systématique de tous les modèles existants en fonction de la nature des « critères de similarité » à chaque fois mis en œuvre entre modèle et prototype 1157  : on y retrouve bien sûr ses réflexions antérieures sur les nombres sans dimensions mais on voit également que la modélisation algorithmique (modélisation par automate et simulable sur automate ou ordinateur) a définitivement pris une place aux côtés des modélisations organiques, physiques, analogiques ou stochastiques (c’est-à-dire notamment biométriques 1158 ) plus anciennes, puisque les critères de similarité, même s’ils sont beaucoup plus abstraits en étant algorithmiques et non plus seulement numériques, n’en demeurent pas moins mathématiques et/ou computationnels, selon Stahl, depuis que l’émergence de l’ordinateur nous en a persuadé. Au passage, il considère donc que même les modèles qui ne peuvent être que simulés sont encore des modèles mathématiques parce qu’ils restent computationnels au sens de la théorie mathématique de la computation 1159 . En conséquence, selon Stahl, comme pour le philosophe des sciences américain Patrick Suppes qu’il cite 1160 , l’unification finale de tous les types de modèles utilisés dans les sciences de la nature se poursuit donc en droit jusque dans la théorie mathématique des modèles 1161 où l’attention exclusive n’est cependant portée que sur la seule notion d’isomorphisme.

En 1967, tout l’enjeu de la suggestion méthodologique et épistémologique de Stahl consiste en fait à montrer que sa propre notion de « critère de similarité », qu’il avait auparavant introduite pour généraliser ses réflexions sur l’analyse dimensionnelle et sur la modélisation, peut être assimilée à la notion mathématique, elle aussi très souple, d’isomorphisme, pourvu qu’on la prenne au niveau abstrait et théorique (au sens donc de la « théorie des modèles ») des rapports formels entre structures et non pas seulement au niveau des simples bijections entre ensembles d’éléments. On retrouve là, sous une forme encore transformée, la tendance à résister à la dispersion des modèles dans le contexte de la biophysique théorique. Mais comme c’était le cas avec la proposition d’introduire une entropie généralisée, formulée par des conceptions physicalistes réactualisées, ou avec la proposition d’employer le concept mathématique de catastrophes, née dans une perspective mathématico-physicaliste renouvelée, Stahl propose là aussi une résistance qui se veut modernisée, car fondée sur une convergence et sur une absorption mutuelle des modèles dans une « théorie des modèles », donc dans un modèle mathématiste et formaliste des modèles. Ainsi, ce point de vue nettement formaliste et spéculatif permet-il d’exorciser commodément, plus exactement de neutraliser la dispersion formelle, désormais avérée, tout en ne renvoyant pas à un réenracinement des modèles.

Notes
1156.

[Stahl, W. R., 1967c], p. 207.

1157.

Voir le tableau récapitulatif de [Stahl, W. R., 1967c], pp. 172-173.

1158.

Significativement, Stahl classe les modèles statistiques de la biométrie parmi les modèles à invariants numériques (aux côtés des modèles à équations différentielles) alors que sa classification pourrait autoriser qu’on les situe également dans les modèles plus abstraits, aux côté des modélisations topologiques, relationnels ou algorithmiques. Voir [Stahl, W. R., 1967c], p. 172. À regarder de près les travaux de R. A. Fisher en effet, il n’est en principe pas impossible de considérer que l’invariance principale (au sens de Stahl) se situe, dans ses modèles, au niveau de la courbe de distribution de fréquence tout entière, prise comme un tout, abstraite en ce sens, puisqu’abstraite des données numériques particulières qui, en revanche, permettent de l’inférer et d’en estimer les paramètres vraisemblables. Sans doute ce choix de classification est-il davantage dû au fait que les modèles statistiques ont initialement surtout été promus dans un contexte de biologie expérimentale et non de biologie théorique. Or, Stahl, de par son appartenance initiale à la biophysique théorique, s’attend a priori à ce que les modélisations les plus abstraites viennent nécessairement de la biologie théorique.

1159.

Dans la modélisation qu’elle soit physique, analogique ou abstraite, il s’agit donc toujours pour lui de rapports invariants entre « propriétés mathématiques » : “A model and prototype, or two similar systems, can be transformed or mapped into each other in some sense. During this transformation process some mathematical properties shall be found to be invariant and these properties are precisely those defining the extent of modeling. The mapping may be very ‘practical’, as in the case of numerical scale-up, or entirely abstract, as found in relational, topological, and algorithmic representations of allegedly similar biological systems”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 208.

1160.

[Stahl, W. R., 1967c], p. 175. Patrick Suppes est né en 1922.

1161.

[Stahl, W. R., 1967c], p. 174.