Purger les modèles de toute métaphysique

En outre, il est un argument, remarquable par son côté un peu exotique au regard du contexte, mais qui revient à plusieurs reprises sous la main de Stahl lorsqu’il s’agit pour lui de légitimer son entreprise de théorisation et de mathématisation a posteriori des procédés de modélisation : montrer, à la suite des épistémologues comme Patrick Suppes, que modéliser ne consiste finalement qu’à mettre au jour des isomorphismes entre le modèle et le prototype présente comme résultat collatéral majeur, outre l’unification conceptuelle et la plus grande rigueur qui devrait en découler logiquement chez les concepteurs de modèles, de vider tous les modèles des relents de métaphysique qui ont ou qui auraient pu présider à leur conception comme à leur légitimation originelle. En mathématisant sur le tard une pratique d’abord hétéroclite et à l’origine donc douteuse du point de vue positiviste, le biologiste et théoricien de la biologie qu’est Stahl, comme Woodger en son temps 1162 , se livre à une entreprise à ses yeux salutaire dans la mesure où il s’y présente comme un purificateur qui purge les modèles de tout ce qui pourrait leur rester de métaphysique 1163 . Stahl affirme ainsi que ce qui vaut, pour Turing, sur le sujet philosophiquement sensible de la modélisation de la pensée, vaut par extension pour tout type de modélisation. Axer consciemment son épistémologie de la modélisation sur le seul côté formel du test de performance ou sur le seul côté formel des invariants fonctionnels, dimensionnels ou numériques revient dans les deux cas au même. Selon Stahl, on s’y délivre toujours d’une référence confuse à un substrat à tout le moins énigmatique, si ce n’est inaccessible voire inexistant, donc méta-physique en ce sens strict. Stahl s’autorise donc du geste de déracinement de Turing pour donner de la modélisation une représentation elle-même formelle qui a le pouvoir d’innocenter, au moins en droit, tout type de modèle, et pas seulement les modèles algorithmiques ou abstraits, devant l’accusation de se livrer à des affirmations métaphysiques. Dans le même geste, comme Rashevsky ou Rosen auparavant, il annule l’effet corrosif de la dispersion en promouvant une convergence absorbante entre formalismes.

Mais Stahl ne dit pas précisément ce qu’il entend par « métaphysique ». À le lire cependant, on peut comprendre qu’il entend désigner par ce terme l’erreur qui consisterait à valoriser un modèle au détriment d’un autre au prétexte que ce modèle refléterait mieux la réalité, qu’il y serait mieux enraciné, et non parce qu’il est plus efficace et performant au seul niveau des critères algorithmiquement calculables, c’est-à-dire objectifs en ce sens qu’ils seraient opérationnels et intersubjectifs : accessibles et mesurables en droit par tous. Un modèle dont la similarité ne serait pas testable par de tels critères serait préféré pour des raisons purement subjectives, non objectives. C’est cela que n’admet pas Stahl. Et l’on peut comprendre que sa théorie formelle de la modélisation lui semble se présenter comme un rempart contre ce risque car, en particulier, si elle établit une classification, elle n’établit pas pour autant de hiérarchie entre les modèles : tout type de modèle part à armes égales avec ses concurrents. Tout dépend de l’usage que l’on veut en faire. Et c’est à chaque fois que l’on veut l’employer que l’on doit vérifier si sa formulation précise est conforme aux critères de similarités pertinents pour cet emploi, ces critères étant dans le détail à chaque fois différents en fonction de l’usage que l’on veut faire du modèle. Il n’y a donc pas de critères de similarité qui soient en eux-mêmes, et dans l’absolu ou en référence à une réalité intangible, meilleurs que d’autres. Le monde des modèles, selon Stahl, est certes ordonné mais il est éminemment démocratique, si l’on peut dire 1164 . L’épistémologie de Stahl, de tonalité donc elle aussi nettement positiviste au sens du positivisme logique anglo-saxon et de sa version sémantique, lui permet d’insister sur le caractère toujours partiel du modèle 1165 mais aussi sur la différence entre théorie et modèle :

‘« Ce ne serait probablement pas une exagération d’affirmer que la modélisation et la simulation représentent les plus importants des outils singuliers de la biologie théorique. Dans la science moderne, le simple exposé verbal d’une ‘théorie’ n’est plus considéré comme adéquate et l’on attend des construits mathématiques de diverses sortes. Ces derniers peuvent paraître sous la forme d’équations mathématiques conventionnelles ou sous la forme d’algorithmes ou de structures axiomatiques ; toutes ces représentations peuvent être incluses dans une simulation sur ordinateur. » 1166

Ce qui unifie théoriquement les modèles n’est donc pas la référence à une réalité unique et sous-jacente, métaphysique en ce sens, et dont ils seraient chacun un reflet particulier mais c’est le fait qu’ils se prêtent tous, d’un point de vue cette fois-ci général et mathématique, de la même et unique manière à l’évaluation objective de leur similarité. Cette évaluation objective elle-même n’absolutise pas le prototype mais absolutise plutôt le caractère nécessairement algorithmique que doit prendre le test de conformité aux critères mathématiques (donc neutres, formels, non métaphysiques) de similarité entre le prototype et le modèle. Les critères de similarité sont certes à chaque fois différents et dépendent de l’usage que l’on veut faire du modèle. Mais la manière algorithmique de tester la conformité du modèle à ses critères chaque fois singuliers est en revanche universelle. Pour le positiviste qu’est Stahl, il y a donc bien un critère universel de la similarité partielle entre un prototype et son modèle : le test algorithmique. Ce test est donc de nature computationnelle, mathématique et non métaphysique. Les modèles, s’ils sont relatifs à un usage, ont tous la même manière de se rapporter de façon objective à leurs prototypes. Donc il y a tout de même en eux quelque chose de commun, d’unique, et qui transcende leur essentielle relativité. La tâche d’unifier les différents types de modélisation, par-delà leur diversité, est en ce sens achevée, de ce point de vue positiviste qui est celui de Stahl.

Là-dessus cependant, même si une réduction mathématique (et donc un traitement par simulation sur ordinateur) de toute forme de modélisation lui semble en droit toujours possible, Stahl renonce à donner une interprétation mathématique complète et précise pour chacun des critères de similarité qu’il décèle dans les modèles 1167 . Et c’est encore une fois le paradigme du test de Turing qui, en fait, lui offre un argument qu’il juge suffisant et qui le guide vers cette conception formelle et abstraite de la modélisation en général. Car l’invocation de cette modélisation de la pensée que l’on peut dire a minima, parce qu’axée uniquement sur les « performances » 1168 extérieures d’une « boîte noire », semble, selon lui, suffire à montrer qu’en droit toute modélisation peut être méthodiquement ramenée à une sorte d’isomorphisme :

‘« Le point de vue opérationnel incarné par le test de Turing est en un sens applicable à toutes les comparaisons de modélisation. Un modèle et un prototype ne sont jamais complètement similaires à moins qu’ils ne soient identiques, mais le degré de similarité ou l’extension de la ‘modélisation’ est une chose fondamentalement arbitraire, définie par un critère de test spécifique qui peut (et devrait) être énoncé sous la forme d’un algorithme. Dans un modèle hydrodynamique, l’algorithme de test pourrait consister dans le fait de calculer le nombre de Reynolds, tandis que, dans le cas d’un modèle à servomécanismes, cela pourrait impliquer la comparaison, du gain [de la fonction de transfert] et des critères de stabilité de Nyquist 1169 du modèle [d’une part] et du prototype [d’autre part]. » 1170

Plus concrètement donc, en produisant cette théorie épistémologique unificatrice en matière de modèles, Stahl espère que, comme l’ingénieur-rhéologue qui doit, dans son travail, demeurer explicitement sensible à l’invariance du nombre de Reynolds dans le passage du prototype au modèle, le biologiste théoricien lui aussi, grâce à cette présentation systématique et explicite (parce qu’algorithmique, c’est-à-dire réductible à un ensemble fini de règles) des types d’invariance à chaque fois incriminés dans ses modèles, finira par en développer une utilisation à la fois précisément mesurée, évaluée et maîtrisée. Les modèles mathématiques de la biologie, mais également ceux qui sont applicables aux sciences physico-chimiques, de l’ingénieur ou aux sciences sociales, devraient pouvoir être ainsi comparés entre eux et l’on pourrait sortir la biologie théorique d’une certaine cacophonie méthodologique.

Pour finir, il nous faut remarquer que, sans doute parce qu’il est un des rares à avoir acquis une vision d’ensemble assez complète de la modélisation mathématique à son époque, Stahl termine la plupart de ses dernières publications par quelques pronostics mesurés dans lesquels il exprime toutefois sa certitude que l’avenir appartient aux simulations sur ordinateur à grande échelle, notamment pour les modèles de la cellule qu’il a plus particulièrement travaillés 1171 . Mais, sous sa main, ces prophéties perspicaces peuvent sonner comme une sorte de testament intellectuel, car W. R. Stahl n’aura pas la chance de poursuivre ses travaux. Il décèdera en effet très prématurément, cette même année 1967. Entre-temps, Stahl avait rencontré un botaniste du nom d’Aristid Lindenmayer. Or, on dispose sur ce point d’un bref témoignage de Lindenmayer : ce dernier a été ébloui par l’inventivité de Stahl, par sa culture scientifique et par sa largeur de vue 1172 . Mais même s’il sortira transformé de cette rencontre, Lindenmayer ne peut hériter exactement de la même problématique scientifique que Stahl car, pour sa part, il s’occupe davantage de biologie du développement que de biologie moléculaire : ce qui l’intéresse, c’est donc l’embryologie, la multiplication cellulaire et le développement organique. Il sera amené à frayer dans d’autres milieux scientifiques et, par conséquent, à proposer un type de modélisation mathématique, puis informatique, assez spécifique et dans un esprit proche, certes, mais différent de celui de Stahl. C’est là que sera la source majeure de ce que l’on peut appeler la deuxième convergence de la simulation sur ordinateur de la morphogenèse des plantes avec l’empirie, après celle de Cohen.

Notes
1162.

Que Stahl connaît, cite et auquel il rend hommage. Voir [Stahl, W. R., 1967c], p. 207.

1163.

“There is no unique fundamental justification for stating that one model is a ‘best model’, and choice is made on utilitarian, not metaphysical, absolute ground”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 171. Voir également : “As was made clear in the pioneering work of Turing, there need be no metaphysical problem in simulating human thought or intelligence. The problem is rather one of recognizing and clearly stating what particular kinds of brain function are of interest and how similarity of the model and prototype are to be determined in an objective manner, i.e., which specific performance criteria (test algorithm) govern the related system”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 204.

1164.

Mais la métaphore politique est absente du propos de Stahl.

1165.

“There is no ‘perfect model’ except an identical copy, and all models are intrinsically partial models, as defined by particular similarity criteria”, [Stahl, W. R., 1967c], pp. 207-208.

1166.

“It would probably not be an exaggeration to state that modeling and simulation represent the most important single tools of theoretical biology. In modern science the mere verbal statement of a ‘theory’ is no longer considered adequate and mathematical constructs of various kinds are expected. These may be in the form of conventional mathematical equations or presented as algorithms or axiomatic structures ; all these representations may be encompassed by computer simulation”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 209.

1167.

“Suffice it to say that modern mathematical theory can encompass all entities called ‘models’ in biology or technology and even the distorted transformations of skull shapes for various species shown in [d’Arcy] Thompson (1959)”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 175.

1168.

“In regard to similarity criteria, the simplest approach is to disregard mechanisms and only consider “performance scores’”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 203.

1169.

Harry Nyquist (1889-1976) est un ingénieur en électricité et communication. Il est américain d’origine suédoise. En 1932, en poste chez AT&T (American Telephone and Telegraph company), il formule la condition mathématique à laquelle les amplificateurs à feedback négatif sont stables. Cette condition, qui porte sur la fonction de transfert de l’amplificateur, est appelée « Théorème de stabilité de Nyquist ».

1170.

“The operational viewpoint embodied in Turing’s test is in a sense applicable to all modeling comparisons. A model and prototype are never completely similar unless they are identical, but the degree of similarity or extent of ‘modeling’ is a fundamentally arbitrary matter defined by a specific test criteria, which can (and should) be stated as an algorithm. In a hydrodynamic model, the test algorithm may consist of computing the Reynold’s number, whereas in a servomecanism model it might involve comparing the gain and Nyquist stability criteria of the model and prototype”, [Stahl, W. R., 1967c], p. 202.

1171.

[Stahl, W. R., 1967b], p. 203 et [Stahl, W. R., 1967c], pp. 208 et 209.

1172.

”I had many interesting discussions with him, and I felt his early death a great loss. A theoretical biologist of very broad scope, ha was also among the first to be concerned with computational complexities of cells and organisms, as compared for instance with Turing machines”, [Lindenmayer, A., 1973], p. 680, note.