Un botaniste convaincu par le positivisme logique : la « théorie des cycles de vie »

Pendant l’année universitaire 1963, le botaniste Aristid Lindemayer (1925-1989), suédois d’origine, et rattaché à ce moment-là au Queens College de la City University de New York, se trouve à Londres, auprès de Joseph Henry Woodger. Il a été invité à l’occasion d’une bourse universitaire qui lui a été délivrée par la National Science Foundation britannique. Woodger a donc 69 ans lorsqu’il reçoit Lindenmayer chez lui. Woodger n’exerce plus comme enseignant. Et ses interventions sont depuis longtemps essentiellement d’ordre philosophique. Lindenmayer, en poste aux Etats-Unis a pourtant eu vent de ses travaux. Il veut avoir un rapport intellectuel et personnel suivi avec Woodger et ses élèves. Pendant cette période, le centre d’intérêt biologique de Lindenmayer se porte sur ce que, selon une idée qui lui était venue en discutant avec le botaniste américain Ralph O. Erickson (né en 1914) alors professeur à l’Université de Pennsylvanie (« Penn », Philadelphie), il appelle la « théorie des cycles de vie » (« theory of life cycles ») 1173 . Indiquons ici brièvement qu’Erickson est à cette époque un botaniste reconnu, officiant notamment aux côtés de l’écologue Robert Mac Arthur comme auprès du physiologiste des plantes David Rockwell Goddard (1908-1985). Depuis 1946, Erickson est en effet responsable du laboratoire de biologie du développement du département de botanique de l’Université Penn : dans les années 1950, en particulier sous l’impulsion de Goddard (qui deviendra directeur du département en 1956), il avait d’abord travaillé à expliquer la morphogenèse des plantes en des termes physiologiques (par le métabolisme) et biochimiques. Mais, progressivement, en partie à cause des échecs relatifs rencontrés en ce domaine, sauf dans de rares cas comme dans l’étude particulière de la croissance de certains pollens ou dans celle des racines du maïs, mais aussi et surtout parce que Goddard quitta l’Université Penn et donc ses collègues pendant quelques temps pour enseigner comme professeur invité à l’Université de Cambridge, en Angleterre, Erickson avait finalement été de ceux qui, contre l’approche statistique classique des problèmes de croissance (axée essentiellement, comme on l’a vu, sur les phénomènes moyens et concentrée surtout au niveau déjà élevé de l’organe), commencèrent à promouvoir l’approche théorique de la morphogenèse par le traitement du comportement individuel des cellules 1174 . De telles approches pouvaient lui sembler en effet plus prometteuses dans la mesure où l’on serait alors à même de suivre la génération et la filiation des cellules au niveau cellulaire même, leur « cycle de vie », sans plus niveler leurs comportements localement différenciés. Mais l’outillage mathématique et formel manquait en l’occurrence. Et, pour sa part, Erickson ne disposait pas d’une formation qui le prédisposait à une inflexion fondamentale de son approche de la morphogenèse en ce sens. C’est la raison pour laquelle, à partir de 1965, il adoptera plutôt le formalisme des équations aux dérivées partielles pour tâcher de rendre compte de ces comportements morphogénétiques localement différenciés. Nous reviendrons sur son cas plus largement lorsqu’il sera question d’évoquer l’arbitrage qu’un botaniste français devra précisément faire, en 1973, entre l’approche analytique d’Erickson et l’approche logiciste de Lindenmayer.

En 1964, en tout cas, c’est Lindenmayer qui le premier suggère un formalisme alternatif, exhumant en cela l’approche logiciste antérieure de Woodger. L’orientation épistémologique comme les compétences mathématiques singulières de ce botaniste vont donc grandement présider à la naissance d’un nouveau formalisme qui s’avèrera, dès ses débuts, particulièrement adapté à la simulation sur ordinateur. Mais c’est donc d’abord dans le but clairement théorique de développer une « théorie des cycles de vie » que Lindenmayer fait sa proposition. Essayons de comprendre ici ce qui, dans la perspective biologique qu’il adopte, peut préférentiellement l’inciter à faire naître un formalisme capable d’exprimer nouvellement et assez généralement le phénomène de morphogenèse des arborescences.

Avec l’expression « cycles de vie », rappelons en premier lieu qu’il s’agit, pour les biologistes, de désigner les différents cycles possibles, et réellement rencontrés dans la nature, de genèse de noyaux cellulaires ou de cellules complètes à partir d’autres noyaux ou d’autres cellules. Par observation et expérimentation, on sait qu’il existe en effet seulement trois grands processus élémentaires qui peuvent donner naissance à un nouveau noyau cellulaire ou à une nouvelle cellule : la mitose, la méiose et la fusion gamétique 1175 . L’histoire de toute cellule ou de tout noyau cellulaire, et par extension de tout être vivant de par son organogenèse, semble ainsi pouvoir être décrite uniquement par une combinaison particulière de ces trois processus successifs à partir d’une cellule primitive ou d’un noyau initial 1176 . Or, il se trouve que Lindenmayer est particulièrement au fait de ces questions parce qu’il est originellement un spécialiste des champignons et des algues. Il faut en effet rappeler que ce sont les algues qui présentent sans doute l’une des plus grandes diversités de types de reproductions cellulaires. Le cycle peut y être monogénétique, par exemple, c’est-à-dire que la fusion gamétique produit directement un individu porteur lui-même de gamètes, comme chez les animaux. Mais certaines algues se comportent parfois au contraire comme les végétaux, dans le sens où elles présentent une alternance morphologique dans leurs générations. Leur cycle est alors nommé digénétique. Dans ce dernier cas, la fusion gamétique ne donne pas immédiatement lieu à une plante sexuée mais à un individu dont les cellules reproductrices sont des spores. Ce n’est qu’ensuite, en germant, que ces spores deviendront des individus sexués 1177 .

C’est de ce genre d’alternance, à la fois biologique et logique, que Lindenmayer ambitionne de faire une véritable théorie déductive. Et c’est à ce moment-là qu’il rencontre les travaux antérieurs de Woodger. Ce dernier avait proposé une méthode axiomatique qui, selon Lindenmayer lui-même, donnait les premiers outils logiques et mathématiques susceptibles de servir à cette entreprise. Il faut comprendre que, plus qu’une autre, l’approche logiciste de Woodger séduit Lindenmayer parce qu’elle autorise le langage formel à ne pas prendre en considération les complications cytologiques et biochimiques qui interviennent lors de chacun de ces trois processus, contrairement aux approches antérieures de la croissance par Goddard et Erickson, par exemple. S’il s’agit de construire théoriquement une logique des alternances de générations cellulaires ou nucléaires, il lui apparaît en effet nécessaire de ne pas prendre en considération les niveaux inférieurs comme celui qui concerne le comportement des chromosomes 1178 par exemple. Afin de produire une théorie correctement formalisable et manipulable, il est selon lui souhaitable de faire abstraction de ces autres niveaux où interviennent des concepts morphologiques, physiologiques ou génétiques 1179 . Il s’agit de se concentrer seulement sur ce que Lindenmayer appelle les « événements cardinaux » (« cardinal events » 1180 ) des cycles de vie. Or, ce qui l’incite à adopter une telle vision formaliste au sujet de la théorie en biologie vient incontestablement du fait qu’il partage quelques unes des options de Woodger et du positivisme logique sur la notion de théorie scientifique. Aussi, dans son article de 1964 (de 54 pages !), comme Woodger en 1936, ou comme MacCulloch et Pitts dans leur article de 1943, a-t-il le front de ne donner qu’une très courte bibliographie, où seules trois références logicistes figurent mais aucune référence botanique ! Ces références sont Introduction to Symbolic Logic and its Application de Rudolf Carnap, les Principia Mathematica de Whitehead et Russell et The Axiomatic Method in Biology de Woodger 1181 . Il se trouve qu’il connaît bien par ailleurs les idées précises de Woodger sur la construction des théories scientifiques : « Les théories sont considérées dans la logique moderne comme des langages. » 1182 Il cite même en épigraphe un passage de son Biology and Language (Woodger - 1952) :

‘« … pour la poursuite de l’activité biologique, le langage est simplement un outil aussi indispensable que les microscopes, les kymographes 1183 et autres instruments. Si les observations sont impossibles sans ceux-ci, leur enregistrement et la construction des hypothèses ne sont pas moins impossibles sans les autres. (J. H. Woodger, Biology and Language, 1952). » 1184

Autrement dit, toute théorie est un type particulier de langage formel servant à la consignation des faits observables et à la déduction syntaxique (à l’intérieur de ce langage donc) de la représentation symbolique de ces mêmes faits ou d’autres, dits prévisibles, à partir de notions primitives et de postulats ou règles axiomatiques. C’est bien là un article de foi positiviste au sens strict du positivisme logique de Carnap. Lindenmayer reprend d’ailleurs directement à Carnap, d’une part la distinction entre syntaxe et sémantique, d’autre part l’idée qu’en conséquence de cette distinction, la science, pour parler sensément (sémantiquement) du monde des phénomènes, doit établir également des règles de correspondances entre les observations et les symboles du formalisme, c’est-à-dire entre la sémantique ou la signification des concepts symbolisés dans le langage et les concepts théoriques intervenant dans les propositions formelles de la théorie 1185 . Ces règles sont appelées « règles sémantiques » 1186 par Lindenmayer.

Cependant, s’il n’y avait que cette caractérisation, il n’y aurait pas la possibilité de choisir entre différentes théories. Or, selon Lindenmayer, il existe un critère simple pour sélectionner une théorie formelle au milieu de plusieurs autres théories concurrentes : le critère de la « puissance » 1187 . Une théorie est puissante lorsqu’elle a besoin d’un nombre minimum de règles formelles pour atteindre, par déduction syntaxique (ou « calcul » selon le terme que Lindenmayer reprend aussi à Carnap 1188 ) la symbolisation d’un maximum de faits observés. Il semble que ce critère lui ait été en revanche soufflé par Woodger lui-même lors de son séjour à Londres, puisque ce dernier avait longtemps médité sur la construction des théories à partir d’une telle perspective positiviste 1189 . Toujours est-il que Lindenmayer tient ses trois notions primitives (mitose, méiose, fusion gamétique) ; et il ne lui reste plus qu’à tâcher de produire les postulats ou axiomes nécessaires pour déduire formellement les différents types de cycles de vie observés dans la nature par les biologistes. Pour achever ce travail minutieux et purement théorique, Lindenmayer a également eu besoin de tout l’été 1963. Et pour lui permettre une telle prolongation de son voyage d’études, il a aussi reçu l’appui financier de l’Université de Pennsylvanie (de par l’implication de Ralph O. Erickson) et une subvention du U.S. Public Health Service (via le North Carolina State College) au titre des études en biomathématiques 1190 .

Après avoir défini ses symboles et rappelé quelques théorèmes élémentaires des Principia Mathematica ou de la logique symbolique de Carnap et dont il se servira en effet, Lindenmayer insère dans ses axiomes spécifiques certaines des règles biologiques bien connues par les biologistes, notamment les botanistes, au sujet de la succession et de la combinaison des trois processus élémentaires de génération. Certaines combinaisons sont en effet impossibles ou interdites. Une remarque importante doit alors être faite : lorsqu’on fait abstraction du matériel biologique qui intervient dans chacun de ces processus, il est possible, selon Lindenmayer, de se les représenter comme autant de relations formelles multilatérales 1191 , c’est-à-dire comme autant de relations d’un à plusieurs ou de plusieurs à un : la relation mitotique est ainsi une relation d’un à deux, la relation méiotique est une relation d’un à quatre et la fusion gamétique est une relation de deux à un 1192 . La théorie de Lindenmayer entend donc bien traiter ce que nous avons compris comme étant une des difficultés 1193 majeures qui caractérisent la vie organique et son développement : le fait que les relations y sont rarement binaires. À ce stade-là, on peut déjà comprendre que, du point de vue de la génération cellulaire ou même du développement organique des métazoaires, la théorie de la combinaison des cycles de vie semble avoir les moyens de donner une représentation formelle plus adéquate.

Notes
1173.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 417.

1174.

Voir [Lück, H., 1975], p. 24.

1175.

À titre de rappel, voici les définitions cursives du dictionnaire Robert, Tome 1, édition 1970 : mitose : « division indirecte de la cellule où chaque chromosome se coupe en deux avant la division du corps cellulaire » ; méiose : « division de la cellule par séparation des paires de chromosomes du noyau qui assure le passage du stade diploïde au stade haploïde et forme les gamètes ». La fusion gamétique est la fécondation qui intervient lors d’un cycle de vie sexué.

1176.

En conformité avec le principe de la biologie attribué au pathologiste allemand Rudolf Virchow (1821-1902) (Arch. Path. Anat. Physiol., 1855) et selon lequel « omnis cellula e cellula » (« toute cellule vient d’une cellule »). C’est Lindenmayer lui-même qui rappelle cette référence in [Lindenmayer, A., 1964], p. 444. Voir une confirmation et des précisions sur l’établissement définitif de la théorie cellulaire dans l’article de M. Caullery et J.-F. Leroy in [Taton, R., 1961, 1995], p. 398.

1177.

Pour ces précisions, nous nous sommes appuyé sur l’article « algues » de Jean Feldmann, paru dans l’Encyclopaedia Universalis, 1989, version CD-ROM de 1995, Tome 1, pp. 822a-822c.

1178.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 469.

1179.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 469.

1180.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 465.

1181.

Il est vrai qu’il s’agit d’un chapitre publié dans le recueil d’hommage à Woodger à l’occasion de ses 70 ans. Le lectorat potentiel est donc autant, si ce n’est davantage, philosophe que biologiste.

1182.

”Theories are considered in modern logic as languages”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 416.

1183.

Le kymographe est un instrument employé en physiologie et mis au point en 1846 par le physiologiste allemand Karl Ludwig (1816-1895). C’était un perfectionnement de l’hémadynamomètre de Poiseuille (ou machine à mesurer le flux sanguin : voir supra) dans la mesure où l’on pouvait y lire sur un cylindre enregistreur les différentes valeurs relevées par l’hémadynamomètre. Voir le chapitre de J. Piveteau in [Taton, R., 1961, 1995], pp. 476-477 et 481.

1184.

“…language is just as indispensable a tool for the pursuit of biology as microscopes, kymographs and other instruments. If observations are impossible without the one, their recording and the construction of hypotheses are non less impossible without the others. (J. H. Woodger, Biology and Language, 1952) ”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 416. À comparer par exemple avec [Carnap, R., 1934, 1937, 2002], p. 7 : “The logic of science (logical methodology) is nothing else than the syntax of the language of science.” C’est l’auteur qui souligne.

1185.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 416.

1186.

”semantic rules”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 416.

1187.

”The fewer rules a theory has and the more observations it can account for, the more powerful we would consider it to be”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 416. Voir également [Lindenmayer, A., 1964], p. 469 : “Much more powerful theoretical concepts might be needed to cope with biological complexities, and if this exercise helps to prepare the way towards them, it serves its purpose.”

1188.

Voir [Lindenmayer, A., 1964], p. 416 et [Carnap, R., 1934, 1937, 2002], §2, pp. 4-9.

1189.

Voir son The technique of theory construction, publié à la maison d’édition du Cercle de Vienne : International Encyclopaedia of Unified Science, vol. 2, n°5, Chicago, 1939 (cité in [Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 473).

1190.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 417.

1191.

Nous employons ce terme bien qu’il ne figure pas en anglais de terme générique. Il s’agit de désigner par là toutes formes de relations entre individus qui ne soient pas binaires, c’est-à-dire seulement bilatérales.

1192.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 434.

1193.

Déjà reconnue par Waddington et par Rashevsky ou Rosen, mais sans qu’il ne les cite.