Axiomatique inutilisable et axiomatique utilisée

Pour cela, Lindenmayer reprend en modifiant légèrement, mais de façon décisive, l’axiomatique des relations entre cellules de Woodger 1194 . Tout d’abord, et cela est d’importance, il renonce tout à fait aux concepts de « tranche » organique (« slice ») dans la mesure où Woodger, on s’en souvient, y concevait une délimitation à la fois spatiale et temporelle. Cette perspective trop généreuse, trop générale a priori,s’avère jeter de la confusion en ne décidant pas de la dimension qui pourrait prendre un sens biologique dans la théorie. Pour l’axiomatique de Woodger, écrit Lindenmayer, « le zygote à partir duquel un animal se développe et les gamètes auxquelles il donne naissance, aussi bien que les cellules intermédiaires, toutes ces cellules sont des parties du même organisme entier » 1195 . Partant de cette définition quelque peu surréaliste de Woodger pour la relation organique « partie de … », il est dès lors très difficile d’insérer ensuite de façon commode, c’est-à-dire praticable sémantiquement, les nécessaires restrictions qui peuvent donner une réelle signification biologique à certains types de partitions d’un organisme réel. Nous commentons ce point précis, essentiel, avant de poursuivre.

En proposant cette modification dans l’axiomatique de Woodger, Lindenmayer nous fait donc apparaître ceci : Woodger, en formalisant de très haut et en général l’objet biologique (d’une façon en fait quelque peu anthropocentrique) afin, croyait-il, de ne rien laisser échapper dans ces symboles formels qui soit un jour ou l’autre susceptible d’une interprétation biologique, c’est-à-dire pour lui d’une observation, a proposé un style de découpage du réel biologique pratiquement inutilisable tel quel. C’est bien la grande leçon que Lindenmayer donne à Woodger. Pour rendre praticable l’axiomatique de Woodger, Lindenmayer se contente en fait de se passer de la relation dite « avant dans le temps » que Woodger était toujours obligé de combiner à ses symboles de « tranches » organiques pour produire des propositions biologiquement sensées 1196 . Plus précisément, Lindenmayer considère que ses trois relations élémentaires sont de toute façon « irréflexives » (« irreflexive » 1197 ) au sens mathématique : par exemple, un zygote né d’une fusion gamétique ente deux individus ne peut pas, de par la définition même de la seule relation de genèse gamétique qu’il se donne 1198 , faire naître un des deux individus qui l’a fait naître.

Ainsi, une fois qu’elles sont ordonnées les unes aux autres selon une combinaison précise des trois processus élémentaires de génération, les parties organiques que le système formel considère sont en même temps temporellement ordonnées : il n’y a nulle besoin de rajouter une formalisation du temps qui rendrait la démonstration des théorèmes impraticable. Ce faisant, Lindenmayer parvient en effet à prouver des théorèmes valant pour les « cycles de vie » car il a auparavant bien davantage restreint et contraint la forme de son axiomatique à cette fin. Il l’a même calibrée directement sur le type de parties organiques (et donc de partition) qui l’intéresse. On comprend dans ces conditions qu’il n’ait pas de mal à éviter la difficulté insoluble qu’il y aurait à tenter de restreindre a posteriori l’axiomatique trop générale et surplombante de Woodger : en fait, il la met de côté dès le départ. La contrepartie de ce choix liminaire tient bien sûr au caractère désormais non généralisable pour la biologie de la nouvelle axiomatique proposée. La perspective théorique et de surplomb de Woodger est abandonnée.

Pour terminer, Lindenmayer adapte à sa problématique une notion qui lui vient également de Woodger : les « relations hiérarchiques ». Une relation R est dite hiérarchique lorsqu’elle est une relation de un à plusieurs et lorsque tous les membres de son domaine converse 1199 sont accessibles à partir d’un seul individu x, dit « débutant » (« beginner »), par simple itération de cette relation (R, R2, … , Ri, …) 1200 . On voit ici l’analogie avec la croissance d’un être vivant à partir d’une cellule. Lindenmayer s’intéresse alors aux organismes qui, en ce sens, peuvent être représentés par une combinaison de mitoses et de méioses enchaînées à partir d’un seul individu débutant : ce sont ces organismes dont la représentation initiale par combinaison de tels processus élémentaires peut être ensuite réduite à une relation hiérarchique. Les autres se développent par greffes ou par agrégations de cellules, comme les moisissures ou champignons de vase (« slime molds » 1201 ). Ils ne présentent pas de relations hiérarchiques parce que leurs cellules dérivent de plusieurs « débutants » 1202 . De cette manière, un organisme multicellulaire « peut être désigné comme une classe de paires ordonnées de cellules mères et de cellules filles » 1203 . Lindenmayer appelle cela une « hiérarchie de division » (« division hierarchy »). De ce point de vue là, une organisation hiérarchique sociale comparable à un organisme est l’armée, par exemple, car la chaîne de commandement peut y être reconstruite pas à pas au moyen d’une relation hiérarchique élémentaire R de commandement direct. Lindenmayer rappelle également que le terme même de « hiérarchie » provient originellement de la relation entre les anges dans la théologie chrétienne, et qu’il a valu ensuite pour désigner la structure de l’Etat féodal 1204 . En insistant sur ces analogies entre structures relationnelles, Lindenmayer nous montre que c’est d’abord la métaphore religieuse et politique qui lui vient à l’esprit lorsqu’il cherche à construire une théorie logiciste des cycles de vie qui soit applicable au développement d’un être multicellulaire. Ainsi, à cette date-là tout au moins, il ne semble pas qu’il ait à l’esprit la métaphore du langage telle qu’elle aurait pu également lui apparaître s’il avait été au fait des travaux linguistiques de Chomsky (1957) sur les grammaires génératives, comme on le dit souvent.

Pour finir sur cette première théorie de Lindenmayer, il faut noter que sa publication dans un chapitre de l’ouvrage collectif de philosophie des sciences en hommage à Woodger n’a pas beaucoup fait pour sa renommée ultérieure, notamment auprès des biologistes théoriciens : peu ont dû en être informés 1205 . À notre connaissance, elle ne sera pas relayée ni prolongée telle quelle, même par Lindenmayer. Il ne s’y réfèrera d’ailleurs jamais par la suite, sauf dans l’article séminale de 1968 1206 , car il considèrera plus tard que c’est seulement à partir de 1968 que ses premières véritables contributions à la biologie théorique parurent. Que se passe-t-il en effet de particulier cette année-là ?

Notes
1194.

Voir [Woodger J. H., 1937], section 4, pp. 85-86.

1195.

“Thus, e. g., the zygote from which an animal develops and the gametes to which it gives rise, as well as the cell in between, are all parts of the same whole organism”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 466.

1196.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 434.

1197.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 466. C’est-à-dire que s’il est vrai que x R y, il est faut que y R x.

1198.

Nous ne rentrerons pas dans le détail. Voir le postulat 1.04 in [Lindenmayer, A., 1964], p. 438.

1199.

Ou tous ses antécédents en terme fonctionnel, c’est-à-dire tous les y ou z tel qu’il existe x, tel que x R y est vraie ou x R (y,z) est vraie.

1200.

Nous adaptons cette définition de [Lindenmayer, A., 1964], p. 450.

1201.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 466.

1202.

On n’a donc pas affaire à un arbre au sens de la théorie des graphes.

1203.

“a particular multicellular organism can be designated as a class of ordered pairs of mother and daughter cells”, [Lindenmayer, A., 1964], p. 451.

1204.

[Lindenmayer, A., 1964], p. 451.

1205.

[Stahl, W. R., 1967c] nous paraît une des rares exceptions en ce domaine. Il ne cite cependant que globalement l’ouvrage collectif de 1964 sur Woodger mais pas le chapitre particulier de Lindenmayer qui s’y trouve alors même qu’il aurait pu faire figurer cette modélisation de Lindenmayer dans sa catégorie des modèles abstraits, algorithmiques et axiomatiques.

1206.

[Lindenmayer, A., 1968a], pp. 286 et 299.