De la théorie logiciste à la théorie des automates en passant par l’exobiologie

En fait, il faut remonter aux années 1966-1967 pour le savoir. Pendant cette période, Lindenmayer est toujours professeur de biologie et chercheur dans le Département de Biologie du Queens College de la City University de New York. Il continue ses travaux de recherche à l’aide d’une subvention des National Institutes of Health eux-mêmes rattachés au U.S. Public Health Service. Ce qui d’ailleurs fait des National Institutes of Health une institution pionnière dans ce type de recherche, puisqu’on se souvient qu’ils avaient auparavant soutenu les travaux initiés par Murray Eden et Dan Cohen, quelques années auparavant. Le centre d’intérêt de Lindenmayer se porte toujours sur les algues et leur développement au sens des « cycles de vie » mais aussi au sens de la biologie du développement, c’est-à-dire notamment au sens morphogénétique. À ce titre, Lindenmayer, à la grande différence de Woodger, par exemple, dirige un véritable laboratoire de biologie où la pratique expérimentale a toute sa place 1207 . Or, dans les trois années qui le séparent de sa proposition d’une « théorie des cycles », Lindenmayer a été informé de l’existence de la théorie des automates 1208 , notamment par John Richard Gregg, alors professeur de génétique et de biologie théorique à la Duke University et fidèle collaborateur de Woodger 1209 . Gregg lui donne ainsi l’idée qu’il pourrait peut-être avoir recours à ce nouveau formalisme pour la représentation du développement organique.

Il est cependant un autre événement important qui va en partie décider de la conversion définitive de Lindenmayer aux formalismes des automates. En 1967 en effet, la NASA lui demande d’encadrer des recherches prioritaires qui doivent débuter à l’Institut de Biologie Théorique mis en place à Fort Collins (Colorado), et cela à destination des étudiants débutants ou licenciés (« undergraduates »). L’objet principal de cet Institut est en fait de promouvoir, dans l’esprit des méthodes de la cybernétique et de la théorie des automates, les recherches en exobiologie (vie extraterrestre) et d’inciter ainsi les étudiants à s’orienter assez tôt vers ce domaine 1210 . Dans ce cadre-là, c’est Ross Ashby qui a été choisi par la NASA pour faire figure de leader : il y sera chargé d’un séminaire d’introduction à la cybernétique. Lindenmayer, de son côté, doit venir avec des assistants de recherche. Il se fait alors accompagner par deux de ses élèves les plus motivés des semestres précédents : Andrew Schauer et Jerome C. Wakefield 1211 . C’est là qu’il lui est demandé et qu’il s’impose lui-même, et avec scrupule, de décortiquer toute la littérature récente sur la modélisation de la vie par automates, en particulier sous l’impulsion des espoirs donnés par les livres d’Ashby dont Design for a Brain paru en 1952 et Introduction to Cybernetics paru en 1956. Avec Schauer et Wakefield, Lindenmayer lit donc cette toute récente littérature qui se trouve justement à disposition. Rappelons en effet qu’en 1966, sous la direction d’Arthur W. Burks, une édition posthume des travaux de von Neumann sur les automates cellulaires paraît également. Ce qui contribue à rendre ces recherches sur les automates véritablement accessibles au plus grand nombre. Lindenmayer lit donc très rapidement ces ouvrages et aperçoit ainsi les bases théoriques qui sous-tendent les automates 1212 . Pendant les années 1965-1967, avec ses étudiants du Queens College de la City University, comme Schauer et Wakefield, il avait certes déjà travaillé de longs mois sur des variantes du modèle de Pitts et McCulloch de 1943 mais sans opter directement pour la représentation intégralement discrétisée. C’est donc dans le contexte de l’institut de Fort Collins qu’il complète sa connaissance des travaux de modélisation par automates. Et c’est à ce moment-là très probablement que Lindenmayer est informé des premiers travaux de Walter R. Stahl, même s’ils commencèrent à être publiés plus tôt, dès 1963. Là encore, c’est peut-être John R. Gregg, du fait de sa spécialisation en génétique et biologie moléculaire, ou bien Ashby qui, le premier, lui a fait connaître ces travaux de modélisation algorithmique moléculaire et de simulation.

Mais c’est plus probablement encore un livre important, qui paraît également en 1966, qui les lui fait connaître : Cybernetics and Development. Ce livre de synthèse est écrit par un zoologiste et psychologue anglais, Michael J. Apter. Apter avait eu un parcours mouvementé et de fait très interdisciplinaire. Auparavant, à l’Université de Bristol, il avait soutenu un PhD sur les rapports entre cybernétique et biologie du développement. Il avait d’abord travaillé dans le Laboratoire de Zoologie de l’embryologiste Lewis Wolpert, situé au King’s College de l’Université de Londres, à l’époque où celui-ci étudiait de manière expérimentale, et au niveau cellulaire, la morphogenèse de l’embryon d’oursin 1213 . Par la suite, Apter avait rejoint le Département de psychologie de l’Université de Bristol où l’automaticien Frank Honywill George l’initia à la cybernétique. C’est à ce moment-là que pour sa thèse, il fut réorienté vers les modèles de la biologie du développement par le professeur J. L. Kennedy du Département de psychologie de l’Université de Princeton 1214 . Le but était de tirer des leçons, pour la psychologie, des nouveaux modèles cybernétiques qui se proposaient alors, quoique timidement, à la biologie du développement. À cette époque, selon lui, l’approche cybernétique permettait de dépasser aussi bien le mécanisme physicaliste que le vitalisme. Les deux approches antérieures qui ont essayé de régler de manière formelle le problème du caractère indécomposable des phénomènes biologiques avaient, d’après lui, échoué :

‘« Une approche a été celle de la biophysique mathématique, un champ auquel on associe en particulier le nom de Rashevsky et son école. Mais tandis que leur travail a été de la première importance et tandis qu’ils ont trouvé possible une description physique précise des systèmes vivants, la généralité qu’ils ont atteinte a été celle de la physique et non de la biologie. Ainsi que Wiener l’a dit :’ ‘‘Remarquons que ce groupe a beaucoup contribué à diriger l’attention des esprits versés dans les mathématiques vers les possibilités des sciences biologiques, bien qu’il pourrait apparaître à quelques uns d’entre nous qu’ils sont trop dominés par des problèmes d’énergie et de potentiel et par les méthodes de la physique classique pour faire le meilleur travail dans les études de systèmes comme le système nerveux qui sont très loin d’être clos d’un point de vue énergétique.’ 1215 ’ ‘D’autres biologistes ont suivi des lignes de pensée différentes, comme Woodger, en cherchant d’autres systèmes formels que ceux des mathématiques pour le même dessein, ou, comme Sommerhoff 1216 , en tentant d’utiliser les mathématiques d’une nouvelle manière. » 1217

Pour Apter, seule la cybernétique proposait une conceptualisation formelle (la rétroaction négative) qui permettait une explication générale non-vitaliste de ce qui affecte les êtres vivants à côté des machines téléonomiques. La réussite de Monod et Jacob en était un signe. Malgré leurs dires, Rashevsky, Woodger et Sommerhoff en restaient donc à la description alors que la cybernétique promettait l’explication. Pour préciser ce point, Apter s’appuyait explicitement sur la distinction que faisaient les positivistes logiques depuis les années 1930 entre syntaxe et sémantique 1218  : la cybernétique proposait un principe général et formel au niveau syntaxique ; et elle était aussi un réservoir de modèles particuliers, valant au niveau sémantique donc. C’est la notion de modèle qui était donc brandie ici. Mais le rêve de principes biologiques généraux était plus que jamais conservé : « Les organismes en développement sont des systèmes excessivement complexes, qui peuvent seulement être compris, finalement, en termes de principes généraux d’organisation et de contrôle. » 1219 Dans un esprit organiciste, l’accent porté sur l’interprétation syntaxique de la cybernétique avait donc surtout la fonction spéculative chez Apter, un peu comme chez Stahl, de conserver une valeur à la recherche de principes généraux mais d’éviter à la fois le physicalisme, le pur descriptivisme (qu’il qualifie de science « baconienne » 1220 ) et le vitalisme.

Après une réflexion épistémologique donc assez fournie et une synthèse assez complète sur la cybernétique et sur la biologie du développement, Apter proposait son propre modèle pour lequel il adoptait une vision proche de Waddington : l’organisme en genèse est comparable à un réseau complexe de régulations représentables formellement par des automates auto-reproducteurs en interaction 1221 . La nouveauté qu’il apportait consistait en ce choix de discrétiser l’approche de Waddington. C’est qu’il recherchait des modèles sémantiques « effectifs », c’est-à-dire toujours calculables et susceptibles de prédire le comportement dynamique d’un tout à partir de la description du comportement de ses parties 1222  : le formalisme des automates l’intéressait pour cette raison. Deux des huit chapitres du livre étaient donc plus précisément consacrés aux emplois des automates auto-reproducteurs dans la représentation des formes et du développement. L’auteur y faisait une revue des travaux existants en ce domaine : ceux de von Neumann (1949-1951), de Ulam (1962), de Stahl (1963), de Eden (1967) et les siens propres 1223 . Apter reprenait notamment la notion de « Pattern Formation » à Waddington pour tâcher de modéliser théoriquement la formation de structure sur un tissu cellulaire unidimensionnel proche de la géométrie d’une Hydre. Il représentait les cellules biologiques par des automates de type Turing : les cellules mises bout à bout changeaient leur état et l’information qu’elles faisaient passer à leur voisines était fonction de leur état présent et des informations qu’elles recevaient elles-mêmes de la gauche et de la droite. Elles portaient toutes les mêmes règles : en cela, elles disposaient d’un « génotype » commun, selon le terme d’Apter. Mais leur état changeait : c’était leur « phénotype » 1224 variable. Les cellules ne donnaient donc pas naissance à d’autres cellules. Le tissu ne croissait pas : comme dans le modèle de Turing (1952), il était supposé préexister. Mais il y avait communication entre cellules et Apter montrait, en faisant les calculs à la main, qu’il y avait stabilisation d’une certaine hétérogénéité par rapport à la distribution des différents états internes des cellules. Son modèle pouvait donc être apparenté à celui de Turing (1952) bien qu’il ait fait le saut de l’approche discrétisée dès le départ.

En 1967 donc, Lindenmayer a beaucoup lu, notamment Apter, mais aussi les travaux de Robert Rosen de 1964 dans lesquels ce dernier reprenait son premier formalisme de 1958 pour ajouter la notion d’« état » (« state ») à ses automates afin d’en faire de véritables « machines séquentielles » au sens de la machine de Turing. Le formalisme de ces machines formelles avait entre-temps été adapté en ce sens par le mathématicien S. Ginzburg (1962). Ainsi, Lindenmayer perçoit donc bien quelque chose comme l’amorce d’un courant convergent chez des mathématiciens (Ulam et Eden), chez certains biologistes cybernéticiens ou biophysiciens (Rosen, Stahl et Apter) qui tendent à utiliser le calculateur numérique (discrétisé donc) pour représenter mathématiquement la croissance de formes organiques.

Comme la théorie des automates lui apparaît de son point de vue très liée à la logique mathématique et, particulièrement, à la logique symbolique, qu’il connaît déjà bien par ailleurs, il trouve que ces représentations au moyen des automates recoupent de façon troublante sa propre façon de concevoir une représentation formelle du développement organique. De plus, comme il ne veut pas modéliser un comportement nerveux mais un développement organique, phénomène dans lequel la substance s’étend dans l’espace, le modèle topologiquement rigide de Pitts et McCulloch paraît ne pas convenir, pas plus que celui d’Apter sur la formation des structures. Les modèles d’automates déjà existants offrent en revanche une possibilité d’extension de la structure formelle 1225 . Lindenmayer n’est donc plus là en situation d’indiquer une bibliographie étique qui serait réduite à Woogder, Whitehead, Russell et Carnap. C’est-à-dire qu’à partir de ce moment-là, il ne lui semble plus qu’il défriche un terrain vierge en biologie théorique. Il lui faut au contraire situer son travail par rapport à ce qui existe. D’où la longue revue des travaux déjà disponibles dont il gratifie le lecteur au début du premier article de 1968.

Notes
1207.

Cette information nous est confirmée par une communication personnelle (courrier électronique) de Jerome C. Wakefield du 30 septembre 2003.

1208.

“I am also indebted to John R. Gregg for his having introduced me to automata theory in the first place”, [Lindenmayer, A., 1971], p. 678.

1209.

Voir [Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 4. John R. Gregg a publié en 1954 The Language of Taxonomy. An application of symbolic logic to the study of classificatory systems, New York, Columbia University Press.

1210.

D’après une communication personnelle (courrier électronique) de Jerome C. Wakefield, en date du 29 septembre 2003.

1211.

En 1967, Jerome C. Wakefield disposait déjà d’une formation initiale en philosophie, mathématique et psychologie. Il deviendra par la suite psychologue et il se fera connaître en travaillant en intelligence artificielle, notamment aux côtés d’Hubert Dreyfus dont il partagera les vues critiques.

1212.

Voir [Lindenmayer, A., 1968a], p. 283.

1213.

Voir [Apter, M. J., 1966], pp. x (preface), 39 et 53. Au début des années 1960, Wolpert renouait avec la « mécanique développementale » de Wilhelm Roux. Il avait montré que des changements physiques simples provoqués sur l’embryon d’oursin pouvaient avoir des conséquences de nature physique sur l’organisme.

1214.

Egalement cité par [Lindenmayer, A., 1968a], pp. 283 et 299. Voir un bref exposé des idées de Apter in [Keller, E. F., 1995, 1999], pp. 129-130.

1215.

Wiener, N. : Cybernetics : or Control and Communication in the Animal and the Machine, John Wiley, New York, 1961, 2nd ed., p. 13 ; références données par [Apter, M. J., 1966], p. 27.

1216.

En 1950, un anatomiste du Trinity College, Gerd Sommerhoff, proposa en effet ce qu’il appelait une Biologie Analytique. Il s’agissait pour lui de rendre compte par des fonctions analytiques de la grande quantité des termes biologiques décrivant un comportement dirigé : la psychologie pouvait ainsi être conçue dans la continuité de la biologie. Voir [Sommerhoff, G., 1950]. Comme Apter, il fit partie, par la suite, du groupe de cybernéticiens (majoritairement britanniques) nommé ARTORGA : The Artificial Organisms Research Group. Ce groupe vécut de mars 1958 à décembre 1974. Le comité scientifique était notamment constitué de Ross Ashby mais aussi de Heinz von Foerster. Il regroupait des psychologues, des physiologistes, des spécialistes des sciences sociales et du comportement. Pour ces éléments d’histoire, voir [Cordeschi, R. et Numerico, T., 2003].

1217.

“One approach has been through mathematical biophysics, a field with which one associates in particular the name of Rashevsky and his school. But while their work has been of the first importance and precise description of living systems has been found possible in mathematical terms, the generality attained has been that of physics and not of biology. As Wiener has said : ‘Let it be remarked that this group has contributed much to directing the attention of the mathematically minded to the possibilities of the biological sciences, although it may seem to some of us that they are too dominated by problems of energy and potential and the methods of classical physics to do the best possible work in the study of systems like the nervous system, which are very far from being closed energetically.’ Other biologists have thought along different lines either, like Woodger by searching for other formal systems than those of mathematics for the same purpose, or, like Sommerhoff by attempting to use mathematics in new ways”, [Apter, M. J., 1966], pp. 4-5.

1218.

Il cite la publication du philosophe américain C. W. Morris, proche de Carnap : Foundations of the theory of signs de 1938.

1219.

“Developing organisms are excidingly complex systems, which can only be understood finally in terms of general principles of organisation and control”, [Apter, M. J., 1966], p. 33.

1220.

[Apter, M. J., 1966], p. 24.

1221.

Après 1970, il s’orientera vers la simulation du comportement humain par ordinateur puis vers la théorie psychologique. Mêlant une approche phénoménologique et cybernétique, il proposera à partir de 1982 la théorie psychologique dite du « renversement » (« reversal theory ») selon laquelle certains états psychologiques (au sens de l’expérience phénoménologique intérieure et par opposition au béhaviorisme) non explicables rationnellement sont à comparer à un phénomène bistable où le sujet est écartelé entre l’ennui et l’anxiété. Ainsi, il n’y aurait pas d’homéostasie mais plutôt une bistabilité psychologique : à titre thérapeutique, la pratique de l’humour est par exemple prescrite afin de renverser une tendance à l’anxiété… Voir [Apter, M. J., 1977, 1997].

1222.

[Apter, M. J., 1966], p. 9.

1223.

[Apter, M. J., 1966], pp. 133-152.

1224.

[Apter, M. J., 1966], p. 135.

1225.

[Lindenmayer, A., 1973], p. 678.