Un « modèle mathématique » pour l’« intercellularité » dans le développement

Mais Lindenmayer ne doit pas seulement situer sa théorie ou son « modèle mathématique » et le défendre du point de vue de sa méthode de formalisation et de l’usage qu’il y fait des automates. Il doit aussi en soutenir la pertinence et la nouveauté en arguant du fait que le problème biologique auquel il s’affronte n’a pas été traité par ses prédécesseurs.

Voici donc le problème biologique qui se pose selon lui : Lindenmayer veut considérer le comportement dynamique des cellules en même temps dans leur genèse par division et dans leurs interactions au sein d’un organisme multicellulaire entier. Il lui apparaît en effet essentiel de tâcher de prendre en compte les interactions dues à la contiguïté des cellules chez les êtres multicellulaires. En cela, il se range aux propos du physiologiste des plantes J. G. Torrey (1963) 1230 pour qui la compréhension du lien qui existe entre biologie moléculaire et phénomènes de développement à l’échelle de l’organisme passera nécessairement par l’accentuation des recherches sur l’« intercellularité ». Ce dernier met en effet l’accent sur les phénomènes d’« intercommunication » 1231 entre cellules : les cellules des organismes multicellulaires s’échangent en permanence des forces, des pressions ou des métabolites. Ce sont ces échanges qui conditionnent en retour de façon décisive leur comportement physiologique et métabolique. Il est donc illusoire de croire que l’on peut agréger simplement et directement (comme Rashevsky avait pu le croire un moment) le comportement d’un être unicellulaire pour se faire une idée du développement des organismes supérieurs. Mais comme il va s’agir de prendre en compte les proximités spatiales, il apparaît nécessaire à Lindenmayer, et cela à la différence de ce qu’exigeait sa théorie précédente des « cycles de vie », de considérer la morphologie ou, tout au moins, la topologie de l’organisme afin de permettre au formalisme d’intégrer des relations de voisinage entre cellules. C’est là qu’il peut distinguer explicitement son propre travail de celui de Robert Rosen 1232 . Alors que Rosen n’est toujours parti que de l’organisme entier ou même de la cellule isolée pour demander ensuite à la théorie des automates de l’aider à représenter très grossièrement le métabolisme et la réparation cellulaire supposée (ou démontrée) intervenir dans certaines zones localisées de l’organisme (le noyau, le cytoplasme, etc.), Lindenmayer propose, pour cette représentation formalisée, de partir au contraire du niveau des cellules individualisées, afin de les faire effectivement naître les unes des autres et de les faire interagir. À la différence du formalisme de Rosen, qui se concentre sur la logique du métabolisme et sur la réparation, parce que ce qui l’intéresse au fond est de tenter une représentation mathématique de ce qui est censé être le propre ou l’essence de la vie, le formalisme de Lindenmayer, influencé par la problématique antérieure des « cycles de vie », est donc plutôt conçu pour la prise en compte de la division cellulaire. De même, Lindenmayer n’adopte pas le niveau moléculaire et donc déjà directement algorithmique de Stahl, parce qu’il veut pouvoir prendre un point de vue non pas seulement intra-cellulaire mais inter-cellulaire et communicationnel.

Ce qui intéresse prioritairement Lindenmayer est donc de jeter un pont entre les niveaux moléculaire, cellulaire et organismique. C’est même pour cela qu’il se penche sur les organismes inférieurs ou ce que l’on pourrait appeler les organismes-frontières que sont les algues et les champignons. Moyennant quoi, il admet que son approche devra être en conséquence spatialisée, discrétisée et cellulaire comme celles de Ulam et de Eden (en 1968, il ne semble pas connaître encore le travail de Cohen qui remonte pourtant à 1967 1233 ). Mais, à la différence de ces derniers et dans la continuité de Rosen, il tentera de se proposer un formalisme qui permette le plus possible la démonstration a priori de théorèmes sans recours à l’ordinateur. Ou bien, s’il doit l’utiliser, ce sera surtout comme machine déductive, c’est-à-dire comme soutien à la conceptualisation des conséquences des axiomes et non à leur représentation graphique.

C’est donc cette perspective éminemment théorique, et toujours explicitement inspirée par le positivisme logique de Woodger, qui permet de distinguer son projet de travaux comme ceux de Eden ou Cohen qui, quant à eux, laissaient une place aux simulations probabilistes. En fait, en 1968, le désir initial de Lindenmayer, on l’a compris, est de mettre au point un outil mathématique nouveau, logiciste et constructiviste, pour rendre compte rigoureusement de la logique de croissance des êtres pluricellulaires et qui puisse se passer du recours systématique à la machine comme instrument déductif. Selon lui, il ne faut pas prioritairement attendre de l’ordinateur qu’il présente des propriétés physiques émergentes et non formulables ni prévisibles dans le système formel mais simplement qu’il reste un calculateur logique (un énumérateur déductif) infaillible et performant. C’est pourquoi, Lindenmayer n’aura pas d’abord recours, contrairement à Eden ou Cohen, à la simulation du hasard dans ses modèles algorithmiques. Il ne s’agit pas de recourir à la génération de nombres aléatoires conformes à une distribution statistique donnée dans une loi de probabilité, comme la technique de Monte-Carlo le propose par exemple. En ce sens, Lindenmayer veut bien en venir à une approche générative des organismes pluricellulaires, mais il faut selon lui que l’ordinateur nous soutienne dans le travail de déduction, travail qui en droit (si pas en fait), doit rester l’œuvre de l’esprit humain de par le caractère linguistique et logique de son matériau : il faut donc selon lui maîtriser ce pouvoir générateur de la machine et ne pas croire lui insuffler d’abord des représentations géométriques de phénomènes physiques et biologiques mais plutôt des représentations logiques. L’ordinateur est ici conçu comme une machine à concevoir mais non comme une machine à imaginer. Ainsi, comme la théorie de Lindenmayer doit par ailleurs beaucoup à l’axiomatisme et au logicisme de Woodger, elle est sans doute, comme chez Rosen, d’abord davantage redevable à la théorie proprement dite des ordinateurs, c’est-à-dire des automates, qu’à leur emploi effectif, au titre de simulateur, comme c’est pourtant déjà le cas dans l’algorithmique moléculaire de Stahl.

Notes
1230.

J. G. Torrey est un spécialiste américain de la différenciation cellulaire et de la croissance des racines des plantes sous l’effet de substances hormonales. Voir [Lindenmayer, A., 1968a], p. 299.

1231.

“intercommunication”, [Lindenmayer, A., 1968a], p. 281.

1232.

[Lindenmayer, A., 1968a], p. 283.

1233.

Il ne citera l’article de Dan Cohen qu’en 1971. Voir [Lindenmayer, A., 1971], p. 689.