Observation de l’« émergence » d’une « régularité inattendue »

Toutefois, même si Lindenmayer ne considère pas l’ordinateur comme servant en premier lieu à simuler des formes, c’est-à-dire à reproduire des formes réalistes sur une table traçante, il lui laisse le soin d’appliquer les règles de transition et de division cellulaire à la séquence binaire. Et c’est en lui faisant écrire, l’une sous l’autre, les séquences binaires générées successivement que lui apparaît visuellement ce qu’il appelle une « régularité inattendue ». En effet, si on considère, comme le fait Lindenmayer pour simplifier son modèle, que le flux des entrées ne va que dans un sens (de gauche à droite), que la valeur de l’état de la cellule de gauche est égale à la valeur de l’entrée de la cellule de droite et, enfin, que la cellule la plus à gauche reçoit une entrée environnementale toujours égale à 0 (voir la 2ème colonne de la figure 1), le développement (dont chaque pas de temps est numéroté dans la première colonne) à partir d’une cellule dont l’état initial est 1 sera le suivant :

Lindenmayer commente ainsi son observation :

‘« Aucune régularité ne peut être observée dans la distribution des divisions, mais il émerge une régularité, dans la figure 1, qui s’exprime par les colonnes solides d’états identiques générés de gauche à droite. Cela se produit en dépit du fait que de nouvelles cellules sont continuellement insérées et que les vieilles cellules sont poussées vers la droite ou disparaissent par division. Ainsi, une forme stable est générée, se déplaçant de la gauche vers la droite, tandis que les cellules participant à cette forme sont continuellement remplacées ou déplacées. » 1243

Lindenmayer emploie bien dans ce contexte-là le verbe « émerger » afin de désigner le phénomène d’apparition de structures ou de formes (« patterns ») dans son modèle. Il oppose l’arborescence des divisions hiérarchiques au sens de Woodger, telle qu’il a pu la dessiner précédemment, à cette présentation par séquences linéaires empilées qui privilégie cette fois-ci non pas la génération et la filiation, mais le voisinage et la forme résultante des générations cellulaires.

La représentation par cellules spatialisées et ordonnées (gauche-droite) se révèle donc bien plus à même de faire surgir des régularités dans la forme. De surcroît, Lindenmayer suggère que l’on a déjà là une possibilité de confirmer empiriquement la valeur au moins qualitative du modèle mathématique. Car si l’on essaie d’interpréter biologiquement les colonnes où les 1 sont majoritairement présents, on peut voir la manifestation de quelque chose d’équivalent aux régions de croissance apicale telles qu’elles existent chez les plantes au niveau des pousses et des racines 1244  : des formes s’« auto-répliquent » (« self-replicate » 1245 ) et des cellules nouvelles apparaissent constamment du côté de l’apex (à gauche ici). Ces cellules sont repoussées en arrière (« swept back » 1246 ) ou se divisent elles mêmes de façon à donner toujours la même apparence à la zone apicale. La structure différenciée de la zone apicale conserve donc sa forme ainsi qu’on l’observe dans la nature.

Mais Lindenmayer ne se contente pas de cette observation. Il se propose d’aller jusqu’à démontrer formellement la nécessité d’une telle émergence. Pour ce faire, il précise ses définitions et prouve d’abord un ensemble de théorèmes généraux portant essentiellement sur la structure du système formel développemental ainsi conçu. Il montre par exemple que l’ensemble des séquences binaires finies doté d’un simple opérateur de concaténation constitue un monoïde libre par rapport à cet opérateur 1247 . Huit autres théorèmes sont alors démontrés qui concernent principalement les rapports entre les longueurs des séquences d’états et les longueurs des séquences d’entrées. Par la suite, en employant des démonstrations par récurrence et en utilisant la règle d’associativité pour la concaténation, Lindenmayer arrive effectivement à prouver de façon formelle, mais pour le seul cas précédent, la nécessité de l’émergence de la « forme apicale constante » qu’il avait auparavant observée 1248 .

Ainsi donc, l’observation sur ordinateur de la physionomie de certains résultats lui a d’abord suggéré un théorème qu’il a été ensuite à même de démontrer formellement. Dans ce cas de figure, l’ordinateur 1249 a bien rempli un rôle heuristique : il a suggéré un résultat théorique à partir d’une ressemblance évaluée d’abord seulement qualitativement, intuitivement, au moyen d’une perception et, en particulier, par le sens de la vue.

Pour finir sur ce modèle simplifié à une dimension, Lindenmayer montre, de la même manière, que l’on peut voir apparaître une « zone apicale qui ne se divise pas » (« non-dividing apical zone » 1250 ) si l’on prend les mêmes règles de transition que précédemment et si l’on impose une valeur de 1 pour l’entrée environnementale. Si, en revanche, on impose une règle de division inégale (c’est-à-dire donnant naissance à une cellule fille à l’état 0 et l’autre à l’état 1), on peut voir et démontrer la nécessaire apparition de motifs à bandes répétitives sur la séquence binaire. Dans ces deux derniers cas, comme dans le précédent, la définition de la machine séquentielle donne des résultats qui sont interprétables biologiquement, tout au moins du point de vue de Lindenmayer. Ce qui tend, selon lui, à augmenter la valeur du modèle, mais dans un sens que l’auteur n’explicite pas. Il nous est cependant possible de comprendre un peu mieux quel statut Lindenmayer donne au genre de modèle mathématique qu’il introduit si l’on évoque le passage où est posée la question de savoir si, conformément à l’avis de certains botanistes comme F. A. L. Clowles, il peut exister, chez certains méristèmes apicaux, une zone apicale quiescente, c’est-à-dire une zone où aucune division n’intervient. Lindenmayer ne se prononce pas sur la question, mais il insiste sur le fait qu’un modèle de ce type « pourrait aider à tirer les conséquences d’une telle hypothèse et pourrait rendre possible la spécification d’expérimentations qui la supporteraient ou la rejetteraient » 1251 . Autrement dit, le modèle ne mène pas en tant que tel et directement à des expérimentations, il est plutôt un soutien à la déduction des conséquences logiques d’une telle hypothèse. Ce soutien pourrait ensuite se révéler fructueux en nous indiquant comment, à quel endroit et dans quelles conditions précises, des observations réelles (qu’on imagine anatomiques, cytologiques ou histologiques et chirurgicales) pourraient être effectuées. Le modèle sert donc ici à rendre indirectement testable une hypothèse jusqu’à présent postulée mais ne reposant sur aucune observation ou expérimentation. Ce n’est pas lui qui teste la théorie. Le modèle sert à désigner les lieux d’une interrogation expérimentale nouvelle mais il ne remplace nullement l’expérimentation dans la mesure où il n’a pas le même statut cognitif. Le statut du modèle est lui-même directement conditionné par sa nature qui, encore une fois, est ici préférentiellement perçue comme linguistique, symbolique et conceptuelle. Ces considérations finissent par mener Lindenmayer à la proposition d’une « théorie du contrôle morphogénétique ».

Notes
1243.

“No regularity can be observed in the distribution of divisions, but there emerged an unexpected regularity in fig. 1, which is expressed in the solid columns of identical states that are generated from left to right. This is in spite of the fact that new cells are continually inserted, and old ones are being pushed to the right or disappear by division. Thus a stable pattern is generated, moving from the left tot the right, while the cells participating in this pattern are continually replaced or displaced”, [Lindenmayer, A., 1968a], p. 287.

1244.

[Lindenmayer, A., 1968a], p. 287.

1245.

[Lindenmayer, A., 1968a], p. 294.

1246.

[Lindenmayer, A., 1968a], p. 294.

1247.

Puisque la concaténation est associative, que l’ensemble des séquences finies est fermé par rapport à cette concaténation et qu’il existe un élément neutre : la séquence vide. Voir [Lindenmayer, A., 1968a], p. 290.

1248.

Voir le théorème 10, [Lindenmayer, A., 1968a], p. 293.

1249.

En l’occurrence un IBM 1620 et un IBM 7040 programmés en FORTRAN II. Voir [Lindenmayer, A., 1968a], p. 293.

1250.

[Lindenmayer, A., 1968a], pp. 294-295.

1251.

“The point I would like to emphasize here is that a model like the present one could help in working out the consequences of such a hypothesis and make it possible to specify experiments which would support or reject it”, [Lindenmayer, A., 1968a], p. 295.