La « théorie du contrôle morphogénétique »

Dans son second article de 1968, alors que le système formel antérieur à entrées unilatérales est, selon lui, déjà capable de rendre compte des transferts de substances de croissance comme l’auxine telle qu’elle intervient dans les pousses des plantes vasculaires 1252 , un contrôle morphogénétique intégral, même très simplifié, ne lui paraît en revanche pas raisonnablement modélisable sans la prise en compte de la bidirectionalité des influences de voisinage dans le formalisme à machines séquentielles. C’est donc dans le but très clair d’ébaucher une théorie formelle du contrôle morphogénétique et sous l’impulsion de spéculations comparables à celles de Michael Apter, que Lindenmayer complexifie dans un deuxième temps son modèle initial en permettant que chaque cellule reçoive deux entrées, c’est-à-dire une entrée sur chacun de ses deux côtés au regard de la direction du filament. Or, parmi les modèles ayant déjà tâché de prendre en compte ce contrôle morphogénétique par des flux de substances, Lindenmayer considère le modèle mathématique continuiste des « morphogènes » de Turing de 1952 1253 comme très intéressant dans la mesure où il fournit des « hypothèses explicatives » 1254 . Lindenmayer veut donc manifestement suivre cette même manière de modéliser mathématiquement pour théoriser et expliquer. Cependant, comme Eden en 1960, et c’est là le point décisif selon nous, il reconnaît qu’il y a trop de « complexité mathématique » 1255 à calculer des équations différentielles simultanées de premier et de second ordre. C’est pourquoi il justifie ainsi sa propre démarche créative, non sans avoir reconnu une certaine dette à l’égard de Turing :

‘« L’avantage de la théorie proposée dans cet article [le sien propre] réside dans le fait qu’on n’y utilise que des mathématiques finitistes et que, par conséquent, elle se prête d’elle-même plus aisément aux manipulations combinatoires telles que celles d’une programmation sur ordinateur digital ; et l’architecture théorique peut y être maintenue à un niveau rudimentaire. De plus, on pourrait obtenir des résultats susceptibles d’être tout autant pourvus de sens pour des considérations morphogénétiques que ceux qui sont fondés sur des équations différentielles. » 1256

Parmi les premiers biologistes, Lindenmayer reconnaît donc clairement et explicitement que la discrétisation de l’espace et du temps, ainsi que la modélisation utilisant un système formel moins sophistiqué que celui dont dispose l’ensemble des nombres réels (la représentation du continuum physique), peuvent s’avérer indispensables pour rendre compte de la morphogenèse, étant entendu que quelle que soit la méthode envisagée, il faut recourir à d’énormes puissances de calcul. Pour Lindenmayer donc, comme pour Eden et Ulam, le travail de Turing est un révélateur en un double sens. D’une part, il signale qu’il n’est pas absolument impossible de formuler mathématiquement les règles de mise en forme du vivant. Mais d’autre part, il enseigne clairement les limites de l’outillage des mathématiques traditionnelles, celui des mathématiques du continu se prêtant à une analyse infinitésimale donc différentielle. C’est pourquoi, par des chemins divers, et à l’encontre de l’approche continuiste encore prônée à la même époque par Goddard et Erickson, les modélisateurs que sont Eden, Ulam et lui-même, selon Lindenmayer, arrivent à la conclusion qu’il faut désormais discrétiser la représentation des phénomènes morphogénétiques dans les modèles avant de pouvoir déléguer les calculs afférents à la machine numérique.

Notes
1252.

[Lindenmayer, A., 1968b], p. 300. Rappelons que l’auxine (ou acide beta-indolylacétique), dérivée d’un acide aminé, est une phytohormone de croissance. Elle agit entre autres sur l’extensibilité de la paroi cellulaire. Voir [Vogel, G. et Angermann, H., 1984, 1994], p. 337.

1253.

Voir supra.

1254.

En anglais : « explanatory hypotheses », in [Lindenmayer, A., 1968b], p. 300.

1255.

Expression de Lindenmayer, op. cit., p. 300.

1256.

“The advantage of the theory proposed in the present paper is that only finite mathematics is used, and consequently it lends itself more readily to combinatorial manipulations, such as programming for digital computers, and the theoretical framework can be kept at a rudimentary level. At the same time results are obtainable which could be just as meaningful for morphogenetic considerations as those based on differential equations”, [Lindenmayer, A., 1968b], pp. 300-301.