Ce que l’on gagne à discrétiser

Or, comme on le voit, ce n’est pas sans mal que cette idée s’impose chez quelques biologistes spécialistes de la morphogenèse végétale, puisqu’il faut donc attendre l’article de 1967 de Cohen et celui de 1968 de Lindenmayer pour que des botanistes de formation convergent vers cette solution et reprennent les propositions formulées avec un peu d’audace par le statisticien Murray Eden dès 1960. Ce délai pour le transfert de tels modèles mathématiques et physico-mathématiques vers la biologie théorique peut s’expliquer si l’on comprend que, comme nous l’avons précisé, les théoriciens comme Lindenmayer ne veulent pas renoncer à « expliquer » ce qui se passe au niveau cellulaire (au sens de la cellule vivante) tout en souhaitant élaborer un langage commode et des règles formelles pour la croissance des plantes. Lindenmayer repousse ainsi le plus tard possible la solution de la seule simulation photo-réaliste. Il ne lui suffit pas de simuler ; il lui faut rendre raison des phénomènes par des modèles mathématiques de la morphogenèse. Toutefois, le transfert conceptuel est assumé très précisément au moment où Lindenmayer, en tant que botaniste, reconnaît qu’il lui faut faire les mêmes critiques qu’Eden à l’encontre de la proposition de Turing. Or, Lindenmayer s’autorise à reprendre telles quelles ces critiques antérieures d’un statisticien et informaticien (donc il préside au transfert d’un formalisme de l’analyse combinatoire et de la théorie des automates vers la biologie) parce qu’il décide de considérer que le biologiste théoricien ne perdra finalement rien de substantiel à ce transfert des représentations discrétisées : selon Lindenmayer, en passant aux formalismes discrétisés, il n’y a pas à craindre une quelconque perte de sens biologique par rapport aux représentations de la morphogenèse par équations différentielles. Nous verrons un peu plus tard que c’est justement cette décision cruciale de Lindenmayer, préparée il est vrai par sa pratique antérieure de la méthode logiciste en biologie théorique, qui sera très vite controversée par un certain front théorique de l’embryologie chimique. Quoi qu’il en soit, de lui-même, et au vu de l’extrait précédent, Lindenmayer reconnaît que le prix à payer pour la calculabilité effective est la perte en sophistication de l’architecture théorique : elle devient plus « rudimentaire », avoue-t-il. Mais, ce qui le décide néanmoins définitivement à adopter le formalisme discrétisé est bien le fait que les résultats formels obtenus se révèlent, selon lui, tout autant porteurs de sens à l’échelle des objets de la biologie du développement qu’ils le sont déjà à l’échelle des objets de la biologie moléculaire dans les modèles algorithmiques de Stahl : ainsi, comme nous l’avons vu, il lui est par exemple possible de faire directement exprimer à ses formalismes des théorèmes tendant à expliquer a priori, à partir de règles minimales pour les automates, la « forme apicale constante ». Ces formalismes n’auraient donc, y compris pour la biologie du développement, rien à envier au formalisme intégro-différentiel : ils sont tout autant à même d’expliquer sensément les phénomènes biologiques. Ce que Lindenmayer prouve d’abord à ses yeux, mais sans aucun recours à des données empiriques nouvelles ni à des expérimentations spécifiquement menées à des fins de test, ce n’est donc pas directement la validité du modèle pour une série d’observations précises, mais, un peu comme le travail de simulation théorique de Cohen, la simple potentialité du formalisme à être mis sensément en face d’un discours biologique, c’est-à-dire en face de propositions verbales de nature biologique ; c’est la capacité du formalisme discrétisé à faire, lui aussi, immédiatement sens pour le biologiste. Si l’on veut parler en termes de test et de validation de modèle, c’est donc au mieux la testabilité du modèle mathématique par automates discrets qui a été validée aux yeux de Lindenmayer. Il nous montre, au fond, que, contrairement à une idée répandue à l’époque, en optant pour un formalisme discret, on n’en passe pas irrémédiablement à l’insignifiance du formalisme du point de vue biologique. Et cette possible présence d’un sens biologique, jusques et y compris dans la formalisation discrète, est encore une fois mise en évidence dans la complexification du formalisme que Lindenmayer met en place pour représenter des formes ramifiées. Mais la prise en compte de ce phénomène nécessite une sophistication du formalisme.