Première calibration du modèle sur des algues et premier dessin

Ce faisant, afin de « démontrer l’usage des concepts mathématiques introduits » 1259 , Lindenmayer procède à sa première confrontation du modèle (sous sa forme ramifiée donc) avec une espèce vivante particulière : une algue rouge du nom de Callithamnion roseum 1260 . Il précise que seuls certains aspects de la description détaillée (disponible dans un ouvrage de botanique et d’histologie qu’il cite par ailleurs 1261 ) de ces algues seront pris en compte. À lire les procédures suivies dès lors par Lindenmayer, il se révèle le fait important que le travail de calibration du modèle doit être d’une nature bien différente de ce qu’il est dans le cas d’un modèle différentiel. Il suffit en effet à Lindenmayer de partir de quelques unes des règles localement suivies par les parties principales de la « structure développementale » 1262 . Or, ces règles sont précisément celles qui sont explicitées en des termes, il est vrai, techniques, par les ouvrages de botanique et d’histologie, mais aisément traduisibles en des termes simplement graphiques et simulables par le modèle à machines séquentielles 1263 . Ainsi, dans l’article suivant de 1971, Lindenmayer pourra dire à ce sujet que « de telles descriptions développementales [produites au moyen de mathématiques finitistes] semblent être plus proches de notre compréhension intuitive d’un organisme » 1264 . Il s’agirait donc d’un formalisme plus proche de l’intuition directe des phénomènes naturels observés et de leur verbalisation. Pour l’algue rouge considérée, les règles botaniques et histologiques sont par exemple au nombre de quatre :

  1. le filament principal doit garder à sa base de une à trois cellules qui ne portent aucune ramification,
  2. après quoi, chaque cellule qui suit dans le filament doit, au contraire, donner naissance à une branche ; cette branche doit être unique,
  3. à chaque étape, quatre ou au moins trois cellules en dessous du sommet du filament principal doivent ne pas être porteuses de branche,
  4. enfin, chaque ordre de ramification supérieur ou égale à 1 doit répéter les mêmes règles pour lui-même que les trois règles précédentes qui valaient pour l’ordre zéro, c’est-à-dire pour le filament principal.Nous synthétisons ici le propos de [Lindenmayer, A., 1968b], p. 309.

Lindenmayer n’a alors pas de difficulté à exprimer ces règles directement dans les règles de transition de ses cellules-automates : la traduction formelle est quasi-immédiate puisque la description morphologique se présente déjà comme un récit génétique et logique de la mise en place de la forme.

Il s’avère cependant que deux modèles formels au moins sont constructibles à partir de ces 4 règles morphogénétiques et botaniques. D’une part en effet, si l’on impose en plus au modèle de ne pas du tout recourir à la possibilité pour les cellules de recevoir des entrées de l’un ou l’autre de leurs côtés, on peut néanmoins trouver des règles de transition, de division et de ramification qui vont être conformes aux exigences de la description botanique. Il suffit pour ce faire de définir 9 états internes possibles pour les cellules. Lindenmayer fait alors effectuer les computations logiques en FORTRAN II sur un IBM 1620. Or, pour la programmation et la manipulation de l’ordinateur, Lindenmayer ne procède pas par lui-même : il est aidé par un linguiste du nom de Peter Fries 1266 . Pour la première fois, Lindenmayer représente alors le résultat de la computation des quelques premiers pas de ce premier modèle d’algue rouge sous une forme spatialisée, non-linéaire en ce sens 1267 . C’est-à-dire qu’il abandonne le formalisme des parenthèses et qu’il présente le résultat sous forme d’un dessin arborescent où chaque cellule est cette fois-ci réalistiquement représentée par une case dans laquelle figure le numéro de l’état de la cellule correspondante. Les ramifications sont placées alternativement (et d’autorité) à droite puis à gauche du filament porteur car le formalisme du modèle, rappelons-le, nous laisse indécis sur ce point. Le passage au dessin figural en ce sens commanderait un perfectionnement du formalisme des parenthèses. Ce que Lindenmayer juge peu utile pour l’heure. Il s’impose donc cette règle supplémentaire de l’alternance simplement pour que le formalisme linéaire soit représentable graphiquement de façon relativement réaliste. Un peu plus tard pourtant, en 1971, sa conception sur ce point évoluera : il considérera que cette possibilité de passer à une forme dessinée est un acquis de grande valeur pour la biologie :

‘« Les conclusions biologiquement importantes de ce travail paraissent résider dans le fait que, premièrement, avec des systèmes formels construits de façon appropriée, des expressions peuvent être générées qui, lorsqu’elles sont traduites en dessins sur la base de conventions explicites, se trouvent représenter plus ou moins précisément le développement au niveau cellulaire d’une variété d’organismes simples. » 1268

Cette possibilité de traduction du formalisme en un dessin, elle-même liée au fait que le formalisme se trouve être relativement de plain-pied avec l’intuition du biologiste, est donc finalement comprise comme quelque chose d’essentiel pour Lindenmayer.

Par la suite, dans l’article de 1968 (partie II) et toujours avec le même cas concret de l’algue rouge, Lindenmayer montre qu’il est possible de faire simuler les 4 règles morphogénétiques observées sur cette algue par un second modèle qui, pour sa part, recourt à des entrées bilatérales mais qui, en revanche et assez logiquement, ne nécessite que 4 états internes distincts pour les cellules. Le choix entre les différents moyens de sophistiquer le modèle formel est donc, on le voit, une question de compromis logique. Par la suite, le résultat de ce second modèle fait également l’objet d’une figuration arborescente. Les deux « images » 1269 sont approximativement les mêmes, selon Lindenmayer. Ce qu’il veut dire, c’est que, du point de vue de la performance que pourrait y voir un botaniste, ces deux images sont interchangeables.

Lindenmayer insiste donc bien sur la conclusion que l’on doit aussi tirer de ce constat de similarité : dans un modèle discret de morphogenèse, s’il y a similarité structurelle, cela ne signifie nullement qu’il y a similarité des fonctions de transitions, c’est-à-dire des processus physiologiques particuliers (schématisés dans les fonctions de transitions) censées intervenir dans la morphogenèse. Autrement dit, les règles morphogénétiques observées et prises en compte sous-déterminent les paramètres des modèles à automates. Et, couplées à ces modèles, de telles règles ne peuvent donc pas directement servir à discriminer certaines hypothèses de l’embryologie chimique concernant les mécanismes de l’induction ou de la différenciation, par exemple. En particulier, dans le cas de l’algue rouge, un modèle avec flux d’information chimique (ou autre) donne le même résultat qu’un modèle qui en est dépourvu.

En brossant ensuite cursivement un tableau élémentaire des quelques connaissances embryologiques de 1968 sur la différenciation cellulaire et sur l’induction, Lindenmayer ajoute l’idée que, de ce point de vue-là, l’embryologie expérimentale ne peut pas encore aider le modélisateur à sortir de l’indécision. Il termine cependant son article en exprimant une nette préférence a priori pour le modèle à entrées bilatérales et à faible nombre d’états internes car, dit-il, ce second modèle semble bien « plus économique » au niveau de l’information génétique mobilisée. Ainsi donc, comme Cohen en 1967, l’argument de Lindenmayer fait fond sur l’idée que ces règles formelles et locales de transition soient assimilables aux rôles que jouent les gènes individuels dans chaque cellule au cours du développement organique 1270 . De plus, selon lui, l’évolution des organismes pluricellulaires et des cellules elles-mêmes aurait donc vraisemblablement procédé de manière à ce qu’il y ait un nombre minimal d’états pour une structure développementale donnée 1271 .

Finalement, ce qui apparaît à Lindenmayer en 1968, c’est que le problème principal du biologiste du développement, lorsqu’il est décidé à recourir à des formalismes à machines séquentielles pourvues de règles à conditions localisées, est de travailler à « diminuer le nombre des possibilités » 1272 de modélisation. Or, toujours selon lui, l’aide ne peut désormais venir que des données expérimentales qui s’avèrent encore insuffisantes et donc non décisives face à ces nouvelles formulations théoriques du contrôle morphogénétique 1273 . L’avancée théorique qu’il pense proposer serait donc en attente d’une avancée expérimentale. Mais, de surcroît, ce genre de travail théorique qui consiste non seulement à prouver la simple possibilité d’une calibration et d’une convergence vers l’expérience, mais qui met aussi en évidence le fait qu’un formalisme peut donner lieu à des paramétrages concurrents est, en retour, indispensable pour stimuler et orienter le questionnement empirique afin de le préparer pertinemment à son rôle d’arbitre. Pour Lindenmayer donc, le fait de se donner un tel nouveau formalisme en biologie théorique du développement indique qu’il y a désormais du travail à accomplir tant du côté théorique que du côté expérimental.

Contrairement aux propositions antérieures en simulation de la forme des plantes (dont celles d’Ulam et Cohen), il se trouve que le travail de Lindenmayer va recevoir immédiatement un assez grand nombre d’échos. Il y a ainsi pour nous matière à analyser la nature de la réception de ce qui sera bientôt appelé le formalisme des L-systèmes. Cette réception contribuera certes au mouvement de convergence entre simulation théorique et biologie végétale mais sans pourtant être la véritable « graine » autour de laquelle, par la suite et sur un tout autre terrain, précipitera et cristallisera la méthode de simulation des plantes. Pour quelles raisons ? Il est possible de les déceler si l’on rend compte auparavant de la manière dont s’est déroulée cette réception de travaux de Lindenmayer.

Notes
1259.

Selon l’expression qu’il emploiera dans l’article de 1971 pour introduire au même cas concret : “In order to demonstrate the use of mathematical concepts, we defined, and to exhibit their properties and relationships, we proceed to a discussion of several concrete developmental systems and languages”, [Lindenmayer, A., 1971, p. 462.

1260.

[Lindenmayer, A., 1968b], p. 308.

1261.

[Lindenmayer, A., 1968b], p. 308.

1262.

“developmental pattern”, [Lindenmayer, A., 1968b], p. 309.

1263.

Lindenmayer avoue pour la première fois se livrer lui-même véritablement à une « simulation » lorsqu’il cherche, comme ici, à calibrer son infrastructure générale de modélisation sur cette algue réellement existante afin de constituer un modèle discret à règles précises qui lui soit adapté. Voir [Lindenmayer, A., 1968b], p. 308.

1264.

“Such developmental descriptions appear to be closer to our intuitive understanding of an organism, gained by looking at its structure from time to time on one hand, and by obtaining recordings of various aspects of its function on the other“, [Lindenmayer, A., 1971), p. 455.

1266.

[Lindenmayer, A., 1968a], p. 299 et [Lindemayer, A., 1968b], p. 315. Lindenmayer remercie également le psychologue Jerome C. Wakefield pour les commentaires oraux que ce dernier a produit sur son premier article de 1968.

1267.

Il ne semble pas qu’il se soit en revanche servi de l’ordinateur (de sa table traçante par exemple) pour construire un tel dessin.

1268.

“The biologically important conclusions of this work appear to be, first, that with appropriately constructed formal systems expressions can be generated which when translated into drawings on the basis of explicit conventions are found to represent more or less accurately the development at the cellular level of a variety of simple organisms”, [Lindenmayer, A., 1971], p. 475.

1269.

“Comparing the growth patterns of these two models, we find a structural similarity between figs 5 and 7. What we mean by this is that the origins and lengths of the branches are approximately the same in the two pictures”, [Lindenmayer, A., 1968b], p. 312.

1270.

Il exprimera explicitement cette idée en 1971 seulement : “These local transition rules may eventually also be interpreted in terms of the unit roles played by individual genes in development“, [Lindenmayer, A., 1971], p. 456. Mais, dans le passage de 1968 auquel nous nous référons ici, l’idée nous paraît bien présente, quoique sous une forme implicite.

1271.

[Lindenmayer, A., 1968b], p. 314.

1272.

“narrowing down the set of possibilities“,[Lindenmayer, A., 1968b], p. 314.

1273.

[Lindenmayer, A., 1968b], p. 314.