Convergence entre genèse de phrases et morphogenèse végétale

En effet, pendant l’année universitaire 1968-1969, Lindenmayer, toujours grâce à un fond du Public Health Service des Etats-Unis, poursuit ses recherches aux Pays-Bas, dans le laboratoire Hubrecht de l’Académie Royale des Sciences et des Lettres. C’est un laboratoire de biologie du développement. Cependant, dans un premier temps, il ne trouve là-bas aucun collègue biologiste avec lequel collaborer réellement et poursuivre ses travaux. Il prend donc très vite contact avec les mathématiciens et informaticiens de l’université d’Utrecht dont D. Van Dalen, G. Rozenberg, P. G. Doucet et J. Van Leeuwen 1295 . Il travaille en fait exclusivement avec eux.

De leur point de vue, ces chercheurs en mathématiques et en théorie des automates s’aperçoivent immédiatement que ce biologiste leur propose quelque chose qui ne leur est pas inconnu et qu’ils peuvent aisément classer parmi les objets formels qu’ils ont coutume d’étudier. De fait, des linguistes comme Chomsky ont déjà établi des parallélismes avec leur approche des questions de langage. On se souvient en effet qu’entre-temps la linguistique a poursuivi son tournant formel puis « modéliste » et a rejoint, elle aussi, sur bien des points la théorie mathématique des langages. Avec les travaux de Chomsky sur les grammaires formelles génératives (1957) 1296 , ce rapprochement s’est considérablement accentué car, dans ce cadre-là, l’enjeu n’est pas purement mathématique mais rejoint bien le type de question que peut se poser la linguistique en tant que science humaine : existe-t-il une infrastructure formelle éventuellement innée susceptible de déterminer axiomatiquement la forme que prennent toutes les grammaires rencontrées dans les divers langages humaines ? Cette question, pour Chomsky, rejoint donc celle de l’innéité de certaines compétences chez l’homme, en l’occurrence les compétences linguistiques. Comme la théorie de Chomsky séduit mais est en même temps très controversée durant ces années 1960, la linguistique formelle est assez naturellement sensible à toute forme d’axiomatisation alternative des langages formels. D’où son rapprochement avec les recherches les plus récentes de la théorie des langages.

L’épistémologie de Chomsky est nettement modéliste et en même temps explicative. Il refuse d’avoir une approche purement statistique et descriptive des phénomènes linguistiques, même si leur forme discrète y prête naturellement, comme les cellules vivantes des pluricellulaires. C’est donc en cherchant des modèles de génération de phrases à partir de phrases noyaux, plus courtes, que Chomsky élabore la proposition de « règles de réécriture ». Et c’est bien autour de cette notion précise qu’il y a, après coup, une convergence formelle avec les « modèles de Lindenmayer ».

Comme elles procèdent l’une et l’autre d’un rejet des modèles phénoménistes, probabilistes et informationnels du type de ceux de Jakobson et Halle, ou de Shannon et Weaver, on peut comprendre qu’intrinsèquement, l’épistémologie de Lindenmayer et celle de Chomsky se rejoignent et qu’elles ne peuvent pas prêter exactement au même type de rencontre entre linguistique et biologie que celle qui a déjà eu lieu de 1960 à 1967 entre le statisticien Murray Eden, le linguiste Morris Halle et le botaniste, biologiste et théoricien du développement, Dan Cohen. Cette première rencontre tripartite (mathématique, linguistique, biologie théorique), nous l’avions vu, donnait en effet une place centrale à la simulation et à la visualisation par ordinateur. La seconde, quant à elle, même si elle se sert également d’ordinateurs pour déduire des comportements, ne recourt pas à des générateurs de nombres aléatoires ni à des tentatives de visualisation directe sur la machine car elle s’enracine d’abord dans une approche mathématique foncièrement différente : la logique symbolique, les langages formels et les mathématiques intuitionnistes et constructivistes du discontinu, c’est-à-dire le domaine alors en plein essor de l’informatique théorique.

Ainsi, comme ils l’avaient fait auparavant pour la linguistique formelle de Chomsky, il devient naturellement possible aux mathématiciens spécialistes d’informatique théorique d’intégrer ou plutôt de réintégrer (puisque l’emprunt de Lindenmayer à la théorie des automates, comme celui de Chomsky, est dès le départ explicite 1297 ) le « modèle de Lindenmayer » dans leurs propres recherches sur les langages formels. Avec Lindenmayer, ils vont même d’abord travailler à comparer les grammaires de Chomsky avec le nouveau langage que construit ce modèle né originellement dans la biologie théorique.

De son côté donc, c’est-à-dire du point de vue de la biologie, dans un article de 1971, Lindenmayer établit pour la première fois explicitement le parallélisme entre les systèmes formels développementaux qu’ils proposent pour la modélisation de la croissance d’organismes unilinéaires simples et les grammaires des linguistes comme celles de Chomsky :

‘« De même que les linguistes théoriciens sont concernés par des règles de production ou des règles de transformation au moyen desquelles certain types de mots ou de phrases peuvent être générés, de même sommes-nous concernés par la découverte d’instructions développementales au moyen desquelles des types d’organismes connus peuvent être générés. Ainsi on doit considérer les construits génératifs des linguistiques, appelés grammaires, comme étant en relation avec nos systèmes. Cela peut énormément aider ; d’autant plus qu’une relation d’ordre existe déjà au regard des grammaires abstraites et des langages (la hiérarchie des grammaires de Chomsky), relation que l’on peut utiliser pour nous fournir un ordre dans les systèmes développementaux génératifs et les langages ; ce qui nous donne une mesure de complexité de par la distinction que l’on peut établir entre les caractères primitifs et avancés, alors même qu’aucune mesure de cette sorte n’était auparavant disponible pour les biologistes. » 1298

Dans cet article du Journal of theoretical biology, Lindenmayer, après avoir établi une analogie explicite entre le travail des linguistes théoriciens et celui des biologistes théoriciens du développement, tient donc à insister sur le profit que la biologie pourrait immédiatement en tirer. Tout d’abord, il lui paraît possible de transférer les relations d’ordre déjà établies entre différents langages selon leur complexité aux processus biologiques de développement eux-mêmes. Le formalisme mathématique, s’étant en quelque sorte déjà abreuvé à la source d’une autre science, ferait ainsi refluer sur le domaine qu’il modélise nouvellement les propriétés intrinsèques qu’on lui a trouvées par ailleurs. Ce formalisme étant intuitif, malgré le fait que les propriétés que l’on trouve grâce à lui restent éminemment formelles, c’est-à-dire intrinsèques à lui-même (d’où d’ailleurs leur transférabilité au-delà des frontières traditionnelles entre disciplines), il est néanmoins possible, selon Lindenmayer, que ces propriétés correspondent à des propriétés biologiques effectives. Contre toute attente, cultiver le formalisme pour lui-même pourrait donc avoir là une conséquence heuristique dans l’éventuelle production de concepts à signification pleinement biologique.

Un peu plus bas, Lindenmayer donne un exemple : dans la théorie des langages, on peut montrer qu’un certain nombre de langages, en ayant une axiomatique et des règles de production très simples, sont capables de développements aussi complexes que bien des langages à définition apparemment plus complexe 1299 . Il nous l’avait d’ailleurs démontré dès les articles de 1968 : devant la tâche de modéliser un développement biologique, on se trouve souvent face à des modèles concurrents de nature différente mais dont la performance est identique ou très proche. Il y a donc fréquemment une sous-détermination des règles de réécriture du L-système. Pour son travail heuristique, le biologiste peut en conséquence choisir de se restreindre d’abord à l’emploi du type de L-système le plus simple : celui dans lequel les cellules n’ont pas d’interaction (« zéro interaction »), celui dans lequel il n’y a aucune information qui circule entre elles, ceux que G. T. Herman appelle les 0L-systèmes. Ces types de L-systèmes, parce qu’ils sont formellement plus simples, peuvent conduire à davantage de connaissances démontrées par théorèmes : la théorie des langages est donc assez complète en ce qui les concerne. En outre, ils montrent (ou confirment selon Lindenmayer) qu’il n’est pas impossible que la cellule biologique soit fortement autonome dans la construction des êtres pluricellulaires. Elle ne serait ainsi fortement contrainte que par son « lignage » [« lineage »], son arbre généalogique en quelque sorte 1300 , et non pas tant par son voisinage.

Il faut cependant ajouter que Lindenmayer a l’opportunité de présider à ce rapprochement ente biologie théorique et linguistique pour une autre raison qu’il ne faut pas non plus négliger. Tout d’abord, il paraît certain qu’en 1968, Lindenmayer souhaite travailler avec ces collègues non biologistes parce qu’ils lui trouvent un intérêt a priori. En restant en Hollande, il peut donc saisir là une occasion assez unique de collaborer avec des collègues qui sauront peut-être plus qu’ailleurs l’écouter et amplifier ses travaux. En effet, aux Pays-Bas, rappelons-le, dans la suite de l’impulsion initial du mathématicien Luitzen Egbertus Jan Brouwer (1881-1966), notamment au travers de ses publications, de ses cours et de ses directions de travaux à l’Université d’Amsterdam, dont ceux de Arendt Heyting (1898-1980) 1301 , l’école intuitionniste est très vivace. Dans les années 1960, cette école est encore très représentée à Amsterdam, notamment en la personne de Dirk Van Dalen (né en 1932) 1302 qui, avec son collègue et assistant d’origine polonaise Gzregorz Rozenberg 1303 , fréquentera Lindenmayer avec intérêt dès 1969. C’est même au mathématicien Dirk Van Dalen que l’on doit l’invention, en 1971, de l’expression « L-système » pour désigner de façon abrégée le modèle de Lindenmayer 1304 .

Notes
1295.

Dans [Lindenmayer, A., 1971], p. 477, Lindenmayer les remercie tous de l’aide qu’ils lui ont fourni pour l’« aspect mathématique ».

1296.

Pour des précisions au sujet du modélisme de Chomsky, nous renvoyons à notre annexe C.

1297.

Ce qui ne veut pas dire que Lindenmayer a emprunté à Chomsky.

1298.

“Just as the theoretical linguists are concerned with production rules or transformation rules by which certain types of words or sentences can be generated, so are we concerned with finding developmental instructions with which known kinds of organisms can be generated. Thus we shall consider the generating constructs of linguists, called grammars, in relation to our systems. It is very helpful, furthermore, that an ordering relation exists already with respect to abstract grammars and languages (the Chomsky hierarchy of grammars), which we can utilize to provide us with an ordering of developmental generating systems and languages, giving us a measure of complexity in distinguishing primitive vs. advanced characters, whereas non such measure has been available before to biologists”, [Lindemayer, A., 1971], p. 456.

1299.

[Lindenmayer, A., 1971], p. 457.

1300.

Voir [Lindenmayer, A., 1975], p. 9.

1301.

Dans sa thèse de doctorat de 1925, Heyting, mettant en œuvre quelques unes des idées générales de Brouwer, avait en effet proposé la première axiomatique intuitionniste pour la géométrie projective avant d’étendre par la suite ses suggestions à l’algèbre (en 1941) puis aux espaces de Hilbert dans les années 1950. Heyting avait alors été assistant à l’Université d’Amsterdam en 1936, puis professeur en 1948, jusqu’à sa retraite en 1968. En septembre 1930, au symposium de Königsberg sur la Connaissance (Erkenntnis), Heyting avait représenté le front intuitionniste face à Carnap qui incarnait déjà le front logiciste et à von Neumann qui soutenait une position formaliste. Pour ces informations, nous nous sommes notamment appuyé sur le site d’histoire des mathématiques de l’Université Ecossaise de Saint-Andrews accessible à l’adresse http://www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/history/Mathematicians.

1302.

Dirk van Dalen est né à Amsterdam en 1932. Il fait des études de mathématiques à l’Université d’Amsterdam et, en 1963, sous la direction du professeur Arendt Heyting, ancien élève de Brouwer (voir note supra), il soutient une thèse de géométrie projective du plan où il adopte l’approche délibérément intuitionniste de Heyting. Entre 1964 et 1966, c’est au MIT que l’on retrouve van Dalen. En 1967, ce dernier revient en Hollande et est nommé lecteur à l’Université d’Utrecht où, en 1969, il fait la connaissance de Lindenmayer avant qu’il y devienne professeur en 1979, jusqu’à sa retraite en 1993.

1303.

Grzegorz Rozenberg est né en Pologne au milieu des années 40. En 1965, il est ingénieur diplômé en informatique de l’Université Technique de Varsovie. Il soutient son doctorat en mathématiques en 1968 auprès de l’Académie des Sciences de Pologne où, par la suite, il exercera quelques temps comme professeur assistant. En 1969, on le retrouve à l’Université d’Utrecht aux côtés du lecteur en mathématiques qu’est alors van Dalen. C’est précisément là qu’il a l’opportunité de rejoindre Lindenmayer. Il cosignera quelques articles avec lui. Il sera par la suite professeur assistant à l’Université d’Etat de New York (Buffalo) où il rejoindra pour un temps Gabor T. Herman. Il dirige actuellement (2003) le Département d’Informatique (Computer Science) de l’Université de Leiden. Il est également professeur adjoint d’informatique à l’Université Boulder (Colorado). Pour ces informations, nous nous sommes notamment aidé du site personnel de G. Rozenberg accessible à l’adresse http://www.liacs.nl/~rozenber.

1304.

[Lindenmayer, A., 1973], p. 682.