Ce que la biologie apporte à l’informatique : un nouveau modèle de computation

Pour comprendre comment la rencontre a pu se produire, il est cependant essentiel de saisir ce que les mathématiciens d’Utrecht trouvent d’intéressant de leur propre point de vue dans les systèmes développementaux de Lindenmayer, ce sans quoi ils n’auraient sans doute pas sollicité la collaboration du biologiste. Lorsqu’ils découvrent Lindenmayer, ces mathématiciens sont en fait déjà très impliqués dans des recherches d’informatique théorique dans lesquelles on a pris l’habitude de se proposer et de mettre au point divers modèles de computation : les langages formels de la mathématique. Au contraire des mathématiciens formalistes, les informaticiens n’étudient donc pas les « langages formels » uniquement pour eux-mêmes ou pour leur beauté ou leur systématicité ou leur généricité. Une des questions essentielles, pour eux, y est plutôt de savoir comment faire pratiquer tel ou tel calcul effectif (computation) par une machine réelle (ou encore sur le papier), avec quelle chance de réussite, avec quelle chance de le voir se finir, et en combien de temps, etc. Or, contrairement à ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, c’est-à-dire malgré le fait qu’elle n’ait pas suivi une approche formaliste du type de celle qu’affectionnaient certains concepteurs de l’ordinateur comme von Neumann, l’école hollandaise de mathématique, de par la persistance même de son intuitionnisme, se sent finalement très concernée par ces questions difficiles de computation dans la mesure où elle a l’habitude de concevoir philosophiquement les mathématiques comme une activité pratique, quasi-expérimentale et dont l’achèvement n’est jamais certain a priori. Malgré le paradoxe apparent, on peut donc comprendre qu’une fois que les ordinateurs, à la conception desquels elle a peu participé, sont à disposition, elle développe en fait très tôt une école brillante d’informatique théorique.

Dans les premières années de sa présence à Utrecht, au contact avec G. Rozenberg, Lindenmayer se rend donc aux colloques de l’ACM (Association for Computing Machinery). Il y apprend et adopte les techniques de comparaison des langages formels. Dans sa proposition, ce qui intéresse visiblement les informaticiens tient dans un premier temps au fait qu’il s’agisse d’un système formel à réécriture, comme c’était le cas pour les grammaires de Chomsky. La simplicité de l’implémentation logicielle ou matérielle de ce genre de technique de calcul fait qu’elles bénéficient en effet d’une certaine faveur parmi les informaticiens. Dans un second temps, et c’est là ce qui fait leur caractère essentiel et réellement innovant au regard des informaticiens, les L-systèmes, à la différence des grammaires génératives, sont des systèmes formels à réécriture simultanée à chaque pas de temps. C’est-à-dire qu’à chaque instant, chacun des éléments de la chaîne de symboles se voit appliquer une des règles de réécriture en fonction de son état, de ses entrées et de l’état de ses voisins. Pour Rozenberg, c’est cette idée qu’il faut reconnaître comme l’apport le plus important et comme n’ayant pu naître que dans un cadre où le modélisateur pensait à des cellules vivantes actuellement coexistantes, c’est-à-dire en biologie 1305 . Pour Rozenberg et Lindenmayer, c’est donc la biologie qui a donné l’idée aux informaticiens d’introduire la simultanéité dans les grammaires à réécriture de manière à produire des modèles de computation nouveaux et éventuellement plus performants pour des problèmes d’ordre plus général.

Notes
1305.

“As required by biological considerations these functions must be applied to all cells in the array simultaneously at each step. Thus one obtains infinite sequences of arrays once the functions and the initial arrays are specified”, [Rozenberg, G. et Lindenmayer, A., 1972], abstract.