De l’analyse statistique à la modélisation algorithmique : Hermann et Jacqueline Lück, un cas français (1975)

Hermann B. Lück est un botaniste français d’origine allemande déjà aguerri lorsqu’il découvre les L-systèmes. Avec sa femme Jacqueline, depuis la fin des années 1950, il s’est en effet spécialisé dans l’étude de la multiplication cellulaire chez certaines algues vertes filamenteuses. Il travaille donc sur un objet biologique très proche de celui de Lindenmayer. Son but, à terme, est de pouvoir utiliser les connaissances acquises en ce domaine pour étudier ensuite les modes de formation des tissus organiques. Sa problématique part donc du principe que la connaissance de la morphogenèse des algues filamenteuses pourra aider à la compréhension de l’histogenèse.

Jusque dans les années 1940, toute recherche morphogénétique concernant les tissus reposait sur deux idées qu’il serait bon, selon Hermann Lück, de dépoussiérer : 1- les dimensions des cellules présenteraient des variations aléatoires qu’il faudrait formaliser comme telles et dont il ne faudrait considérer que la moyenne dans les arguments théoriques ; 2- les cellules particulières, de par la position spécifique dans le tissu, ne devraient être prises en compte que de manière qualitative et non quantitative. Autrement dit, l’hétérogénéité comme les ruptures de continuité dans le comportement des cellules différenciées étaient auparavant soit rapportées à une loi statistique homogénéisante, soit à une distinction qualitative purement terminologique et irréductible à l’analyse quantitative. Dans les années 1960, le couple Lück s’inscrit au contraire dans cette nouvelle lignée de botanistes et de morphologistes d’après-guerre qui, comme Ralph O. Erickson, un des maîtres de Lindenmayer et dont celui-ci s’est alors déjà démarqué, ont mis l’accent sur la nécessité de suivre du mieux possible, c’est-à-dire quantitativement, le comportement individuel des cellules lors des phases de multiplication et de différenciation : ils partent du principe qu’il faut davantage insister sur la certaine autonomie qu’ont les cellules au cours de l’élongation des organes comme au cours de l’histogenèse 1315 plutôt que d’inféoder le comportement individuel de la cellule uniquement à sa position par rapport au tout déjà constitué, ce qui serait laisser la porte ouverte à une certaine forme de finalisme auquel Lück ne veut pas céder 1316 . Selon Lück, le comportement de la cellule serait déterminé par son ascendance plutôt que par son voisinage ou que par son appartenance à un tout :

‘« Nous sentons la nécessité de chercher une approche dans laquelle le comportement des cellules n’est pas considéré à la lumière de la croissance de l’organe, mais plutôt comme un résultat des règles agissant indépendamment dans chaque cellule et qui accepte délibérément la possibilité d’un comportement différentiel des cellules filles. » 1317

Indiquons simplement ici que c’est dans ce genre de passage que l’on sent combien une telle approche algorithmique de la formalisation, conçue en fait par Lück comme une arme contre le finalisme en morphologie végétale, repose sur des hypothèses théoriques comparables à bien des égards à celle de l’individualisme méthodologique que l’on peut trouver en sociologie. Ici, les individus que sont les cellules portent en eux un ensemble de règles qui les déterminent à agir de manière autonome, essentiellement en fonction du temps qui passe et éventuellement en fonction du voisinage. Dans ces conditions, on comprend mieux ce que Lück pense pouvoir trouver dans le formalisme algorithmique de Lindenmayer dont nous avons déjà abondamment montré l’inspiration logiciste. Dans ce travail, on perçoit que la modélisation algorithmique, refusant de prendre en compte une hypothétique information venant du niveau supérieur (l’organe) et à destination du niveau inférieur (les cellules), mais laissant au contraire toute l’autonomie au niveau inférieur, prend nettement le parti d’une explication générative de la morphogenèse et centrée sur le comportement de la cellule. Le projet est donc bien celui d’une explication de la morphogenèse qui soit plutôt mécaniste que finaliste.

Cependant, en général, il faut plus que la présentation d’une solution formelle alternative et séduisante, car philosophiquement plus satisfaisante, pour inciter un chercheur à se convertir à une méthodologie radicalement nouvelle comme cela interviendra en effet chez Lück. Encore faut-il qu’une impasse se dessine dans l’approche antérieure qui exhorte le chercheur à franchir le pas et le pousse à faire cet investissement conceptuel. Or, c’est bien ce qui est également apparu au cours des recherches de Lück. En effet, de son côté, pendant plus de dix ans, et à l’aide des méthodes biométriques largement répandues en biologie, Lück a lui-même d’abord développé des méthodes classiques d’analyse statistique dans le but de contourner les deux interdits sus-cités et de mieux rendre compte, en les quantifiant, de certains scénarios de l’histogenèse. Mais il lui est progressivement apparu que les méthodes statistiques ne lui permettraient pas de produire des hypothèses quantifiables au sujet de l’évolution future des cellules prises une à une, ce qui était pourtant, selon lui, souhaitable. Cette impossibilité, à ses yeux, ne provenait pas du fait que les cellules étaient dépourvues de tout déterminisme précis mais plutôt du fait que l’approche statistique ne laissait pas apparaître ce déterminisme car elle ne permettait pas de prendre en compte formellement la récursivité des déterminismes individuels telle qu’elle se fait manifestement jour via le rapport de filiation entre cellule mère et cellule fille 1318 . En 1974 1319 , lorsqu’il rencontre Lindenmayer à Mac Lean en Virginie, à l’occasion de la conférence sur la Théorie des Automates Biologiquement Motivés, Lück connaît déjà ses travaux et il est déjà convaincu qu’il lui faut opérer un revirement complet dans sa propre approche formelle. Selon lui, si l’on veut produire des hypothèses théoriques quantifiables et susceptibles d’être rapportées et comparées à des valeurs mesurées sur le terrain, l’approche analytique n’est plus de mise : il faut synthétiser. C’est-à-dire qu’il faut modéliser la morphogenèse selon certaines hypothèses comportementales élémentaires et identifier ensuite les paramètres de ces règles en fonction des résultats obtenus globalement :

‘« En d’autres termes, nous devons chercher un modèle qui soit capable de simuler le comportement cellulaire de manière telle qu’il nous fournisse toujours une bonne adaptation aux données observées à un niveau supérieur à celui de l’intégration des éléments [le niveau de l’organe. NDT], et qui permettrait des prédictions également à ce niveau élémentaire [le niveau cellulaire. NDT]. Un tel modèle devrait être basé sur des suppositions très simples de manière à être applicable de façon très générale. » 1320

C’est donc bien cette rencontre avec le travail de Lindenmayer qui va représenter comme un tournant dans la pratique scientifique des Lück. Or, auparavant, ils s’inscrivaient davantage dans le courant de modélisation statistique de la morphogenèse institué par l’école de botanique de l’Université de Pennsylvanie, essentiellement autour de Goddard et, surtout, de Erickson. Revenons un moment sur le travail de ce botaniste que nous avons déjà évoqué précédemment, cela afin de mieux faire comprendre pourquoi Lindenmayer arrive à convaincre certains morphogénéticiens, dont Lück, d’abandonner l’approche par la formalisation continuiste.

Notes
1315.

[Lück, H. B., 1975], p. 24.

1316.

Lück rappelle et fait sienne la critique voilée que le botaniste britannique J. Dormer avait formulé en 1972 à l’encontre du physiologiste Hejnowicz qui proposait dès 1959 de définir une variable continue dite de « densité de cellules » pour aborder les problèmes d’histogenèse : « une telle analyse représente une approche impressionnante de la finalité », “such an analysis represents an impressive approach to finality”, [Lück, H., B., 1975], p. 24.

1317.

“We feel the necessity to look for an approach in which the behaviour of cells is not considered in the light of the organ-growth, but as a result of rules acting independently in each cell, thus deliberately accepting the possibility of a differential behaviour of daughter-cells”, [Lück, H., B., 1975], p. 24.

1318.

“classical statistical models proved to be unable to respond to structural recursive rules of morphogenetic processes”, [Lück, H. B., 1975], p. 31.

1319.

Son premier article sur le sujet remonte à sa participation à la conférence de 1974. Voir [Lindenmayer, A., 1975], p. 22.

1320.

“In other words, we have to look for a model which is capable of simulating cellular behaviour in such a way that good fitting of observed data will still be provided on a level higher that the elemental integration level, and which would enable predictions on the elemental level also. Such a model should be based on very simple assumptions, in order to be applicable in a very general way”, [Lück, H., B., 1975], p. 24.