L’analyse numérique de la croissance : Ralph O. Erickson et l’ordinateur-calculateur

La figure d’Erickson est intéressante car elle est assez complexe et ne peut être aisément caricaturée. Elle permet en ce sens de faire d’autant plus ressortir le sens et la valeur des voies divergentes adoptées à la même époque, celles de Lindenmayer et des Lück notamment, d’où son importance pour notre propos. En effet, même si, dans son cas, on a affaire à un botaniste qui modélisait au moyen de formalismes différentiels assez classiques, il est important de noter que cela ne l’a aucunement empêché de recourir assez tôt à l’ordinateur. Il est vrai qu’Erickson donnait à cette machine un rôle épistémique bien différent de celui que lui attribue Rosen ou même Lindenmayer dans leurs propres travaux. Mais là est justement tout l’intérêt du rapprochement entre ces deux branches distinctes de la modélisation de la morphogenèse à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : l’analyse numérique de la croissance d’un tissu organique d’un côté, approche née dans la botanique expérimentale instrumentée par des microscopes optiques performants, et la modélisation logiciste de la genèse d’une arborescence, approche née plutôt dans un contexte de biologie théorique mais soutenue assez rapidement, comme nous l’avons vu, par des expérimentations ponctuelles.

Dans les années 1950, Erickson s’intéressait en effet particulièrement à la croissance des tissus organiques, notamment en poids et en surface, comme dans le cas des feuilles. En ce sens, il ne se penchait pas prioritairement sur les phénomènes d’arborescences, au contraire de ses collègues qui, comme Lindenmayer, travailleront sur les algues ou, plus généralement, sur les organismes filamenteux. Il s’orienta donc plutôt vers les phénomènes anisotropes de croissance en dimension, comme ceux que d’Arcy Thompson avait signalés lorsqu’il expliquait qualitativement la forme des feuilles par des différentiels de vitesses de croissance locale 1321 . Or, dans ces années-là, et pour ces phénomènes particuliers de croissance en surface ou en volume, l’approche globale par les lois allométriques de Huxley et Teissier commençait en effet à présenter des signes de faiblesse, ainsi que le rappellera Lück en 1975 : d’une part, la précision du suivi que permet un tel formalisme est insuffisante, notamment au vu des progrès de la microscopie optique au cours des années 1930, et, d’autre part, même s’il s’agit là d’une formalisation à prétention descriptive, sa légitimation purement physiologique à l’exclusion des phénomènes biochimiques ou mécaniques en première approximation, risque de nous orienter tout de même vers une explication de type finaliste.

En fait, en 1943, une méthode descriptive mais analytique et mécaniste, donc alternative en ce sens, vit le jour et proposa une modélisation mathématique des comportements individuels différenciés des cellules. C’est un biochimiste américain, spécialiste de la croissances des levures mais aussi, et cela n’est pas indifférent, de la microscopie optique, Oscar White Richards (1902-1988) de l’Université de Yale, ainsi que son collègue botaniste, A. J. Kavanagh, qui reprirent méthodiquement et amplifièrent conceptuellement la proposition de d’Arcy Thompson en montrant son caractère effectivement opérationnel dans un cadre de botanique expérimentale et de terrain. Ils appliquèrent la théorie hypothétique, mais analytique du point de vue formel, des vitesses différenciées à la croissance d’une feuille de tabac et en tirèrent une méthode d’analyse spatiale des structures en croissance. Elle consistait, comme le rappella Ralph O. Erickson en 1966, à évaluer la divergence de la vitesse de croissance des tissus par une méthode formelle de type analyse vectorielle 1322 . Rappelons que le formalisme de la divergence (noté div ) leur venait alors des expressions des lois de l’électromagnétisme mises en forme par le physicien Maxwell à la fin du dix-neuvième siècle. Mais il était aussi utilisé en mécanique des fluides. Et c’est cette analogie mécanique que les auteurs privilégièrent. La divergence est définie de la façon suivante, en fonction des deux composantes axiales vx et vy de la vitesse de croissance locale V :

En deux dimensions, la divergence du vecteur vitesse est donc la somme des dérivées partielles spatiales de ce vecteur selon les deux axes de coordonnées. En 1943, Richards et Kavanagh utilisaient directement ce formalisme différentiel de la divergence pour exprimer un « taux spécifique de croissance » en volume ou en surface par unité de volume ou par unité de surface 1323 . Comme le souligna Erickson, ce transfert de formalisme imposait obligatoirement de concevoir en même temps la croissance des tissus organiques sur le modèle des flux de fluides compressibles ou incompressibles 1324 . L’analogie physique devait donc être assumée en tant que telle. Lorsqu’Erickson se décida à travailler sur cette proposition, le formalisme de Richards et Kavanagh l’avait depuis longtemps séduit (dès 1955 1325 ) puisqu’il allait dès le début dans le sens même de sa propre approche de la morphogenèse : il permettait, au moins en droit, de prendre en compte la diversité des taux de croissance locale dans les organes et plus seulement la moyenne de ces taux comme dans l’approche statistique ou allométrique classique. Ainsi qu’il le précisa lui-même, comme dans le cas des champs de vecteurs en électromagnétisme ou en mécanique des fluides, quand la divergence de la croissance organique est positive, on a affaire à une « source » de croissance (« source »), quand elle est négative, on a affaire à un « puits » ou un « trou » (« sink ») de croissance 1326 . Or, cette modélisation analytique est restée pendant vingt ans peu développée, si ce n’est même quasiment lettre morte, parce qu’elle nécessitait la mise en œuvre de calculs très nombreux, laborieux et donc rédhibitoires 1327 . Elle consistait en effet à tâcher de trouver des équations analytiques pour les composantes de la vitesse susceptibles de faire correspondre les divergences locales calculées avec les divergences locales effectivement mesurées au cours d’une expérimentation minutieuse. Ici, il faut comprendre que, malgré son caractère exigeant, ce n’est pas tant l’expérimentation qui avait d’abord freiné les botanistes comme Erickson : il est toujours possible de mettre en œuvre un dispositif expérimental de marquage régulier de points de contrôle sur une feuille en croissance que l’on met régulièrement en correspondance avec une feuille de papier calque. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait Richards et Kavanagh dès 1943. La difficulté principale résidait plutôt dans l’exploitation de ces données pour les calculs d’ajustement. Les composantes du vecteur vitesse étant exprimées analytiquement et en première approximation par des polynômes, il fallait pouvoir ensuite faire les calculs d’ajustement statistique de ces formes polynomiales aux données de l’expérience. Or, ces méthodes calculatoires d’ajustement systématique existaient et elles avaient été publiées à partir des années 1920, à la suite des travaux des statisticiens R. A. Fisher puis M. G. Kendall. Mais c’est justement elles qui nécessitaient un nombre de calculs prohibitif. C’est donc elles qui devaient bénéficier en priorité d’une automatisation des calculs.

Précisément, en 1965, Erickson considéra que le paysage technique avait changé à ce niveau là. Des ordinateurs aisément programmables par des biologistes étaient à disposition. Il se lança donc à son tour dans le développement de cette méthode d’analyse suggérée il y a plus de vingt ans essentiellement parce qu’il disposait désormais des nouveaux moyens de calcul automatique du Département de Biologie de l’Université de Pennsylvanie : d’abord un UNIVAC I puis un IBM 7040 (d’une mémoire de 32 Ko) qu’il programmait en FORTRAN 1328 . En 1966, cette approche différentielle put donc enfin se développer du fait que le blocage technique initial s’estompait.

La méthode de Richards et Kavanagh faisait alors chez lui l’objet d’une application à la croissance d’une feuille de Xanthium. Ce travail fut publié en 1966 dans le Journal of Experimental Botany. Le programme informatique y servait d’abord et avant tout à ajuster numériquement le modèle analytique aux données mesurés. Mais, plus accessoirement, et dans cette même étude de 1965-1966, Erickson se servait aussi de l’ordinateur pour faire représenter la feuille de Xanthium sur une imprimante en y faisant figurer par des chiffres différents les différentes zones où la divergence atteignait des valeurs à peu près semblables, c’est-à-dire où le taux de croissance était à peu près le même. Il obtenait alors le dessin très grossier d’une feuille sur lequel les divergences mesurées ou calculées apparaissaient dans leurs localisations relatives.

On voit donc que dans ce travail Erickson avait recours à l’ordinateur surtout au titre d’un calculateur numérique et non pas au titre d’un opérateur logique ni non plus d’un simulateur même si la représentation finale de la feuille tendait à s’en rapprocher néanmoins. C’est parce qu’il favorisait avant tout le choix du formalisme, et, en particulier, celui du formalisme différentiel. Dans les années 1970, Erickson continua dans cette voie-là en complexifiant ses emprunts au formalisme de la mécanique des fluides 1329 . Il reconnut même la valeur du travail de Lindenmayer, mais sa préférence pour les équations différentielles et les approximations polynomiales de leurs solutions resta inattaquable chez lui. Pour quelles raisons ?

Rétrospectivement, Erickson justifia par cinq arguments explicites son choix initial pour le formalisme différentiel et donc pour l’usage de l’ordinateur au titre de simple calculateur numérique:

  1. Tout d’abord, l’objet biologique qui le préoccupait (les tailles, les surfaces et les volumes, bref les dimensions), à la différence des arborescences, appelait un formalisme adapté à la mesure. Il devait donc rester métrique voire géométrique[Erickson, R. O., 1976], p. 407..
  2. Pour que le modèle puisse communiquer avec les mesures et s’ajuster sur les données, il fallait que les variables du modèle mathématique soient directement et objectivement mesurables : plus que d’autres formalismes, les formules analytiques (les polynômes par exemple) autorisaient le modèle à être de plain-pied avec ce qui est intrinsèquement mesurable sur le terrain. Le modèle était par-là plus commodément et plus précisément ajustable.
  3. Il ajoutait : « La puissance des équations différentielles a été abondamment prouvée dans les sciences physiques et les ressources des mathématiques classiques sont disponibles pour les caractériser et les résoudre »“…the power of differential equations has been abundantly proven in the physical sciences, and the resources of classical mathematics are available for characterizing and solving them”, [Erickson, R. O., 1979], p. 408.. Autrement dit, c’était un formalisme que l’on connaissait déjà bien et dans lequel on pouvait se poser des problèmes que l’on savait déjà techniquement résoudre par le calcul. Pour Erickson, en biologie quantitative, il fallait utiliser ce qui marche. On avait recours à ce moyen formel puisqu’il était déjà manipulable et il ne nous demandait pas d’effort dans ce sens-là. Le biologiste n’avait plus qu’à appliquer des recettes mathématiques déjà éprouvées dans d’autres domaines (la physique essentiellement).
  4. En particulier, le développement relativement récent des méthodes d’analyse statistique (ayant notamment recours aux polynômes orthogonaux qui avaient été tabulés et publiésVoir [Erickson, R. O., 1966], p. 392.) permettait de généraliser la méthode des moindres carrés ou des moindres rectangles et de mener jusqu’au bout le calcul des paramètres des polynômes ajustés. La calculabilité assurée des procédures d’ajustement du modèle descriptif aux mesures était donc un argument de poids également.
  5. Enfin, le formalisme différentiel permettait, si l’on adopte une « bonne résolution spatiale et temporelle »“To have meaning in a differential equation, data must here be obtained with good spatial resolution as well as good resolution in time”, [Erickson, R. O., 1979], p. 408. Ce qu’Erickson ne précise pas davantage. pour les données, de fonder la formalisation sur quelque chose qui, au niveau élémentaire, avait un sens biologique acceptable : or, c’est ce que Erickson appelait, depuis 1956, le « taux élémentaire de croissance relative en surface » (« relative elemental rate of increase in area »[Erickson, R. O., 1966], p. 391.).

Or, précisément, c’est ce dernier argument qui semble tout de même un peu circulaire aux yeux de chercheurs comme Lindenmayer ou Lück : Erickson n’a-t-il pas construit ici un concept biologique ad hoc ? C’est-à-dire n’a-t-il pas fabriqué de toutes pièces ce concept biologique de « taux de croissance par unité de surface » pour le faire s’adapter au formalisme différentiel qu’il préférait de toute façon pour les raisons 1, 2, 3 et 4 ? Ainsi il avait beau jeu de donner ensuite l’impression de découvrir a posteriori la parfaite adaptation de ce concept aux variables métriques introduites par le formalisme différentiel…

C’est justement la fragilité de ce genre de choix dont les Lück prennent vivement conscience en ce début des années 1970. Cela n’empêchera pas bien sûr Erickson de faire école par la suite, de son côté, et de continuer à développer son approche fondée sur l’analogie des champs de vecteurs en physique 1335 .

Notes
1321.

Voir supra.

1322.

[Erickson, R. O., 1966], p. 390.

1323.

[Erickson, R. O., 1966], p. 390.

1324.

Sur cette supposition explicite, voir [Erickson, R. O., 1979], p. 481.

1325.

Erickson publie en 1956 son article sur la croissance des racines du maïs et sa référence y est bien déjà l’approche descriptive, analytique et mécaniciste de Richards et Kavanagh. Voir sur ce point [Levin, S., 1991], chapitre 3, p. 1. On peut dire que cette formalisation est à prétention d’abord descriptive parce qu’elle se concentre sur les vitesses de croissance et leur répartition dans l’organe mais non sur les phénomènes qui sont à l’origine de ces vitesses.

1326.

[Erickson, R. O., 1966], p. 390.

1327.

“forbiddingly laborious”, [Erickson, R. O., 1966], p. 390.

1328.

[Erickson, R. O., 1966], p. 391.

1329.

Voir [Erickson, R. O., 1976] et [Silk, W. K. et Erickson, R. O., 1979].

1335.

L’école de Goddard et Erickson est encore prospère actuellement. Elle procède à l’étude quantifiée des croissances des racines de certaines plantes, par exemple, au moyen de concepts comme le « taux de croissance », la « structure de taux de croissance » (notion introduite par l’élève et collaborateur d’Erickson, Wendy Silk de l’Université de Californie, en 1989, voir [Levin, S., 1991], chapitre 3, p. 1), le « taux d’élongation » ou le « nombre de cellules en état de division ». Voir, pour ces dernières notions, [Beemster, G. T. et Baskin, T. I., 1998]. La prise en compte du comportement individuel des cellules y est donc encore assez largement contournée.