Le tournant logiciste

Pour les raisons que nous avons dites (décision de donner la primauté au comportement individuel de la cellule, caractère arbitraire de toutes les approches quantifiées et mathématiques des niveaux supérieurs à celui de la cellule), à partir de cette année 1974, les Lück vont donc pour leur part développer une utilisation systématique de certaines catégories de langages de Lindenmayer, les PDOL (Propagative Deterministic Context-free Language) 1336 , c’est-à-dire des langages formels déterministes qui ne font intervenir aucune circulation d’information entre cellules voisines 1337 , en conformité avec leur choix théorique initial d’une générativité mécaniste, non-finalisée et non gérée au niveau supérieur de l’organe. Ils vont ainsi appliquer les PDOL à la modélisation formelle de la morphogenèse des algues vertes filamenteuses (le Chaetomorpha linum).

L’article de 1975 du Journal of Theoretical Biology montrera la puissance de cette approche en ce qu’elle permet bien en effet de distinguer, en fonction de leur état logique interne respectif, les différentes classes de cellules observées au cours de la morphogenèse. Conformément à leur attente, le formalisme de Lindenmayer leur permet de quantifier a priori les probabilités de ces différentes classes : ils appliquent pour ce faire les théorèmes simples formellement déductibles des seuls axiomes du PDOL. Et le modèle est validé selon eux du fait que les distributions statistiques réellement mesurées sur les algues correspondent aux probabilités calculées a priori par le modèle algorithmique 1338 . Hermann Lück se livre même à un test statistique pour montrer le caractère significatif de l’estimation des paramètres des règles du PDOL choisi. Dans ce cadre-là, l’analyse statistique est certes bien réemployée, mais d’une façon très limitée et seulement en aval du processus de modélisation algorithmique. Le modèle récursif et génératif y a donc bien détrôné à la fois l’analyse statistique et le modèle biophysique et analytique.

Par la suite, en conformité avec leur projet initial d’étendre leur recherche à l’histogenèse, les Lück vont développer des formalismes logicistes apparentés au premier qu’ils employèrent en tâchant d’adapter l’approche algorithmique de Lindenmayer à la définition de règles régissant la genèse et la structuration d’éléments bidimensionnels dans les tissus végétaux, c’est-à-dire d’éléments de surface et non seulement d’éléments linéaires comme c’était en revanche encore le cas pour les L-systèmes appliqués aux corps filamenteux (les algues). Ils appelleront ces formalismes à interprétations géométriques spatialisées des « systèmes cartographiques » ou « map-systems » 1339 . Il est donc important pour nous de noter ici que les Lück ne considèrent pas qu’il fallait abandonner l’approche à la Erickson uniquement parce qu’ils s’attaquaient, comme Lindenmayer, à un objet biologique différent d’un point de vue de la morphogenèse (les algues alors qu’Erickson s’occupait de feuilles) ; mais, plus largement, et c’est là que l’on peut déceler leur propre option épistémologique, anti-finaliste et somme toute assez contingente d’un point de vue strictement technique, ils considèrent que ce choix qui s’était avéré en effet pertinent pour les algues doit par la suite et par principe l’être aussi pour les tissus. En étendant à l’étude de la morphogenèse des tissus la préférence formelle qu’ils ont pour les modèle d’algues, les Lück sont appelés à inventer des axiomatiques de langages formels spatialisés et à demeurer dans cette approche logiciste de la morphogenèse qui est actuellement encore la leur (en 2000).

Qu’il nous suffise d’avoir indiqué le lieu précis où se décèle chez eux un choix méthodologique relativement contingent, comme auparavant nous l’avions décelé chez Erickson. Nous ne suivrons pas en effet davantage la série de leurs travaux dès lors qu’ils ne rencontreront plus que très incidemment les critères de notre enquête historique. En effet, jusqu’au milieu des années 1980 par exemple, à aucun moment les Lück ne recourront à une représentation assistée par ordinateur. Leurs publications présenteront seulement des dessins effectués à la main et dont les parties (les parois des cellules par exemple) seront codées numériquement de manière à pouvoir y appliquer les règles d’un système formel spatialisé assez complexe. Malgré tout, et assez logiquement (comme le fit d’ailleurs Lindenmayer dès 1971), ils ne cesseront pas de se rapprocher des travaux théoriques en informatique graphique puisque leurs formalismes seront étroitement assimilables à des approches axiomatiques de type grammaires de graphes à deux et trois dimensions. Pendant les années 1980 et 1990, ils publieront ainsi un grand nombre d’articles dans des congrès d’informatique graphique. Leurs contributions toucheront donc essentiellement ces deux domaines : la biologie théorique de la morphogenèse et l’informatique graphique théorique. Ce sera une autre occasion de convergence entre biologie du développement et informatique, mais à un niveau purement théorique.

À travers ce cas d’un déplacement épistémologique de la biométrie vers la modélisation logiciste, nous voyons bien que l’usage qui est fait de l’ordinateur reste plutôt d’ordre axiomatique, déductif et donc théorique du point de vue de la biologie. Dans de tels travaux de modélisation algorithmique, la simulation réaliste est certes souvent invoquée, mais seulement à titre d’argument théorique et logique. Elle n’est que très rarement menée concrètement et jusqu’au bout. C’est plus la possibilité de simuler les logiques de la plante ou le « langage » de la plante, que la simulation elle-même qui est mise en valeur. Les modèles sont d’ailleurs validés, soit en amont de toute simulation, comme chez Lindenmayer, soit en marge de la simulation proprement dite, comme chez les Lück. Pour ces derniers, en effet, la compréhension théorique et biologique étant l’objectif principal, à la différence également de l’approche analytique et encore trop descriptive d’Erickson, la modélisation algorithmique (susceptible de donner lieu à une simulation) est intéressante en elle-même en ce qu’elle permet d’exprimer directement sous forme de théorèmes, c’est-à-dire sous forme abrégée, un certain nombre de résultats a priori, calculables à la main, et contrôlables par l’expérience, sans passer par la simulation du modèle sur l’ordinateur. Au départ, la modélisation algorithmique s’y présente donc surtout comme une nouvelle manière formelle d’exprimer une théorie et de procéder à la déduction de ses prédictions.

Or, à la même époque, il est un autre usage de l’ordinateur et des possibilités de simulation qu’il permet, qui manifeste au contraire un certain souci de représentation fidèle du réel, en l’occurrence des arbres. Dans ce type de formalisation et d’utilisation de l’ordinateur, on prend la peine de mener la simulation jusqu’à l’intuition visible, jusqu’à la construction effective d’une image de synthèse ou d’une figuration de l’objet étudié sur un écran ou un traceur de courbes. Or, la structure d’un arbre paraît plus complexe que celle d’une algue. Dans ce cas, ce n’est pas une sensibilité aux seuls arrangements mutuels des organes qui peut suffire. Comme les rameaux changent de taille et d’orientation en fonction de leur ordre de ramification, il apparaît nécessaire de prendre en compte les dimensions des organes, c’est-à-dire leur dimensions géométriques. Quelles sont donc les sources et les motivations biologiques et épistémologiques de cette autre conception, géométrique plus que logique, de la simulation ? En quoi se distingue-t-elle de la modélisation algorithmique ? Et quelles sont les rapports qu’elles entretiennent toutes deux ?

Notes
1336.

Le ‘O’ (« zero ») de PDOL qui veut dire « indépendant du contexte » vient en fait du zéro de l’expression anglaise « zero-sided » c’est-à-dire encore « langage où l’état de la cellule n’est déterminé par aucun de ses côtés ou de ses voisines ».

1337.

Voir [Lindenmayer, A., 1975], pp. 9-11.

1338.

[Lück, H., B., 1975], p. 28.

1339.

[Lück, J. et Lück, H. B., 1982], p. 386.