Une simulation de la géométrie des tissus

Après 1971, Honda quitte un moment la simulation des arborescences et s’oriente vers la simulation de la dynamique des diverses structures géométriques de colonies d’un certain type de zoospore ou algue verte (les Pediastrum biwae) 1352 . Depuis les années 1920, les biologistes ont en effet reconnu que ces colonies de spores passent par différents types de distributions spatiales bien distinctes et assez aisément identifiables à l’aide d’observations au microscope optique. Honda fait d’abord simuler par l’ordinateur ces distributions spatiales au moyen de simples sphères (une sphère représentant grossièrement un zoospore) distribuées dans une sphère plus grande représentant elle-même une vésicule. Chaque zoospore est lancé dans une direction aléatoire, direction déterminée par le tirage d’un nombre pseudo-aléatoire calculé par la méthode de congruence de von Neumann, et va toucher ou bien la paroi de la vésicule ou bien un des zoospores déjà présents ; dès lors, certaines règles mécaniques simples, inférées à partir des nombreuses observations des biologistes et interprétées par Honda lui-même en des termes de géométrie analytique, sont appliquées mathématiquement par l’ordinateur de manière à lui faire déterminer le lieu d’arrêt de ce nouveau zoospore dans la vésicule : le programme simule ainsi une mécanique de mise en place progressive de la structure d’une colonie. Cette simulation permet de retrouver sur une image, c’est-à-dire en fait sur un tracé effectué au traceur de courbe (un « plotter X-Y »), quoique très grossièrement et de façon schématique, les grands types de distribution spatiale de ces colonies de zoospores.

En 1977, fort de ces simulations de colonies de spores par des sphères en interaction, Honda se tourne vers la simulation des tissus organiques au moyen de modèles mathématiques de cellules polygonales : un polygone peut en effet être conçu comme la figure qui relie les points d’intersection entre différents cercles concourants. Honda en reste donc bien à son approche géométrique originelle mais il la complexifie en utilisant notamment la définition mathématique des domaines de Dirichlet appelés encore diagrammes de Voronoi 1353 . Il emprunte l’idée d’employer ce formalisme géométrique au travail alors récent de Arthur L. Loeb (1923-2002) 1354 sur les structures spatiales.

Rappelons ici brièvement que Loeb est au départ un spécialiste de chimie physique et des colloïdes. Il est professeur à Harvard. Au début des années 1950, il avait été un des premiers chercheurs autorisés à travailler sur le projet de l’ordinateur Whirlwind du MIT 1355 . Il avait alors participé à la conception de la mémoire de ce calculateur numérique puis il avait travaillé aux applications de l’ordinateur à la science des surfaces et des colloïdes. Dans son ouvrage méthodologique et interdisciplinaire de 1976, Space Structures : their Harmony and their Counterpoints,Loeb avait par la suite mis en avant l’importance de disposer d’un langage « visuel » permettant de stocker, communiquer et restituer les structures spatiales dans leur diversité. Entre autres choses, il y avait mis à l’honneur l’approche par les domaines de Dirichlet et il avait, par exemple, suggéré que l’on s’en serve pour la formalisation des compartimentations existant dans les villes (comme les quartiers dont on peut dire en quelque sorte qu’ils sont centrés autour d’une école…) 1356 .

Or, dans le cas du problème biologique de Honda, lorsque les zoospores des algues vertes vus en deux dimensions sont agrégés les uns aux autres et qu’ils recouvrent totalement le plan pour former une structure convexe de forme assez circulaire (ce qui correspond à une étape bien précise du développement de la colonie), la simulation primitive par des sphères ou des cercles concourants perd en pertinence car les spores ne sont plus circulaires : la mécanique des pressions réciproques et des mouvements mutuels des cellules ne peut être correctement prise en compte par un tel formalisme. En revanche, si l’on définit le centre approximatif de chaque polygone (ou domaine de Dirichlet) ainsi que les forces auxquelles il est soumis, on peut montrer qu’il est possible de calculer de manière analytique les déplacements de ce centre approximatif ainsi que les déformations du polygone correspondant ; ainsi en est-il, de proche en proche, pour tous les autres polygones et, finalement, pour le tissu organique tout entier. En 1978 donc, en partie inspiré par le travail de Loeb, Honda devient le premier chercheur à utiliser le formalisme des domaines de Dirichlet en science des tissus organiques, c’est-à-dire en histologie.

Notes
1352.

Voir [Honda, H., 1973].

1353.

Le polygone de Voronoï (du nom du mathématicien ukrainien Georgy F. Voronoï, 1868-1908) est défini pour un point particulier appartenant à un ensemble de points du plan euclidien : il s’agit de l’ensemble des points de cet ensemble qui sont plus près de ce point donné que de tout autre point de l’ensemble. La définition peut se généraliser à n dimensions : on appelle alors ces structures des « diagrammes de Voronoï ». Elles couvrent le plan ou l’espace et elles servent donc à positionner un ensemble de points les uns par rapport aux autres. Selon le site de l’INRIA, « les diagrammes de Voronoï sont des structures très utiles, rencontrées fréquemment, car elles permettent de représenter des relations de distance entre objets et des phénomènes de croissance », http://www-sop.inria.fr/prisme/fiches/Voronoi/ . Avec eux, on peut en effet traiter certaines déformations de structures, comme l’indique [Honda, H., 1978], p. 523. Selon l’INRIA, ces questions touchent désormais à ce que l’on appelle la « géométrie algorithmique », ibid. Pour l’ébauche d’un historique de ce concept chez Descartes (1596-1650) puis chez le mathématicien français Gustave Lejeune-Dirichlet (1805-1859), voir le site de l’Université Laval au Québec : http://plante.scg.ulaval.ca/MNT/Voronoi.html .

1354.

Arthur L. Loeb est né à Amsterdam en 1923. Il achève ses études de chimie physique par un PhD au MIT à la fin des années 1940. Dans les années 1970, aux côtés de R. Buckminster Fuller, il devient un des fers de lance de la toute nouvelle « discipline » interdisciplinaire qu’est la synergétique. Jusqu’en 2001, en plus des « Mathématiques visuelles », il enseigne ce qu’il appelle la « Design Science », c’est-à-dire une « science de la conception » interdisciplinaire procédant par représentations spatialisées et valant tant pour les projets de composition artistique et musicale (il poursuit par ailleurs une carrière de musicien et de compositeur) que pour des formalisations diverses en ingénierie : cristallographie, architecture, oncologie... Pour ces informations, nous nous sommes appuyé sur le site du MIT : http://www.ves.fas.harvard.edu/courses/studio/ .

1355.

Pour l’historique du Whirlwind, voir [Ramunni, G., 1989], pp. 96 sqq.

1356.

Voir [Honda, H., 1978], p. 536.