Les limites de la morphométrie et de l’approche thermodynamique des arbres

On se souvient qu’une des approches formalisées et à prétention transdisciplinaire de la croissance des formes ramifiées était née de certains travaux de Horton en géomorphologie fluviale. Or, au début des années 1970, il est un travail qui va à la fois confirmer en un sens mais aussi montrer nettement les limites irrémédiables de cette approche par la loi de Horton en morphologie végétale. C’est celui des biologistes et physiologistes du Département de Médecine du Queen Elizabeth Medical Centre de Birmingham, en Angleterre. Leopold avait testé cette loi sur un seul arbre botanique. En 1973, en reprenant la problématique de Leopold qui consistait à tester l’existence de « ratio de bifurcation » et du « ratio de longueur » (ici ce sera en fait le « ratio des diamètres » des branches) chez les arbres botaniques, Barker, Cumming et Horsfield montrent que la loi de Horton vaut aussi statistiquement pour le pommier et pour le bouleau 1362 . Pour leur part, ils procèdent à partir de véritables données de terrain, exhaustives, et non à partir de données partiellement estimées comme le fit Leopold : c’est-à-dire qu’ils ont choisi deux arbres réels, un pommier et un bouleau, et ils ont compté, mesuré et ordonné (selon l’ordre de ramification) chacun des rameaux de ces deux arbres 1363 . Bénéficiant par ailleurs de l’équipement d’un laboratoire de biomédecine, ils sont en fait parmi les premiers à utiliser un ordinateur pour traiter systématiquement ces données morphométriques en botanique, et cela parce qu’elles se trouvent être en très grand nombre (près de 1300 rameaux pour le bouleau choisi).

Ils conçoivent ainsi un programme qui fournit à l’écran, sous forme d’un tableau de chiffres, le nombre de branches, leur taille moyenne, leur diamètre moyen ainsi que le domaine de variation de chacune de ces mesures pour chaque ordre de ramification. Ils peuvent également présenter ces résultats sous forme d’histogrammes de manière à faire apparaître les distributions réelles des paramètres mesurés en fonction de chaque ordre de ramification. Le résultat est que, comme dans le travail de Leopold sur le sapin, la « loi de Horton » se trouve vérifiée sur les moyennes du pommier et du bouleau. Les auteurs comparent ensuite quantitativement les ratios qu’ils ont calculés avec ceux qui ont déjà été trouvés par d’autres auteurs dans différents domaines : les rivières, les artères pulmonaires, l’arbre bronchial, les bronchioles 1364 …Ils confirment donc en ce sens la possibilité d’un transfert de la loi de Horton à la morphologie végétale.

Mais ce qui distingue leur étude de celle de Leopold, et cela parce que, grâce à leur utilisation de l’ordinateur comme machine de stockage et de traitement de données, ils ont tenu effectivement compte de l’intégralité d’une information mesurée sur le terrain dans sa variabilité essentielle, c’est la réflexion que leur suggèrent les histogrammes finalement obtenus. Ils constatent qu’il y a une variabilité très importante de certains de ces paramètres géométriques pour un ordre de ramification donné. C’est notamment le cas pour le pommier. Il y a une telle variabilité de taille, parfois, que les longueurs et les diamètres des branches ne sont pas caractéristiques d’un ordre : il peut donc y avoir une erreur d’un ordre de ramification si l’on ne mène pas les mesures jusqu’au bout et dans leur intégralité. Rétrospectivement, il apparaît ainsi que la méthode grossière de classement des branches de Horton et Strahler repose en fait sur l’idée implicite que l’on regroupe ce faisant des rameaux dont on pense a priori qu’ils ont les mêmes fonctions physiologiques 1365 et que ce formalisme, procédant par ordre de ramification, a un sens biologique qui permet toujours de saisir correctement le fonctionnement de l’arbre sans en écraser les nuances. Ce qui n’est pas toujours le cas, semble-t-il, au vu des résultats empiriques obtenus sur le pommier. Les auteurs montrent que si, par erreur, on classe un certain nombre de branches dans un ordre qui n’est pas véritablement le leur, on arrive à des erreurs grossières dans l’évaluation des ratios de Horton.

Autrement dit, il s’avère que cette pratique d’échantillonnage par ordre de ramification, fondée sur un présupposé trop immédiatement et trop grossièrement fonctionnaliste, ne peut se passer d’un décompte intégral des branches : les estimations théoriques de Leopold ne sont donc plus de mise car les ratios de Horton semblent fluctuer énormément si on ne conserve pas l’intégralité de l’information métrique et numérique :

‘« Nous n’avons connaissance d’aucune méthode d’échantillonnage de systèmes de ramification qui soit satisfaisante et qui permette de déterminer l’ordre ; et, jusqu’à ce qu’une telle technique ait été développée, nous suggérons qu’il est nécessaire de compter chacune des branches. » 1366

En morphologie végétale, on ne peut donc faire aucun usage théorique correct de la loi de Horton sans posséder l’intégralité de l’information mesurée sur le terrain. Pour disposer des ratios justes, il faut avoir conservé l’information métrique intégrale, celle qui permet justement de reconstituer l’arbre réel, dans sa structure spatiale, branche par branche. Donc l’objectif théorique originellement visé par ce type de formalisme, la réduction de l’information en vue d’un usage théorique, ne semble pas susceptible d’être atteint pour les arbres botaniques. En 1973, et c’est cela qui est essentiel, il apparaît que l’approche thermodynamique et statistique des arbres botaniques ne permet pas de réduire et de condenser correctement et sans dommage les données morphométriques, surtout à destination du biologiste et du botaniste. Dans ces années-là, notamment aux yeux du botaniste Jack B. Fisher, il devient ainsi manifeste que ces approches, qui passaient au départ pour des constructions théoriques analogiques, ne sont en fait qu’autant d’analyses statistiques partielles déguisées et qu’elles interdisent la résolution des problèmes de foresterie, d’arboriculture ou de biologie évolutionnaire parce que la juste quantification et la prédiction de la forme de la couronne y semblent impossibles.

Notes
1362.

[Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 33.

1363.

[Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 34.

1364.

[Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 41.

1365.

[Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 42.

1366.

“We are not aware of any satisfactory method for sampling branching systems for the purpose of determining order and suggest that until a technique is developed it is necessary to count every branch”, [Barker, S. B., Cumming, G. et Horsfield, K., 1973], p. 43.