La première simulation géométrique d’un arbre réel : le Terminalia

Si l’on veut pouvoir prendre en compte la géométrie de la couronne, si cruciale pour l’étude théorique de la stratégie adaptative de l’arbre sur le terrain comme pour son étude énergétique, Jack B. Fisher est donc fermement convaincu qu’il faut conserver la possibilité de reproduire intégralement et géométriquement la forme et les structures de cette couronne, sinon on obtient des valeurs globales faussées. Cela signifie qu’avec les techniques morphométriques, on ne peut pas résumer quantitativement et valablement, en tout cas pour le botaniste, les caractéristiques de la couronne.

Or, ce qui fascine Fisher dans les premières simulations d’arbres botaniques théoriques de Honda, c’est bien au contraire la formidable variabilité obtenue dans la structure de la couronne et qui découle de simples variations dans la valeur des deux paramètres géométriques choisis : l’angle de ramification et le ratio de longueur 1367 . Le modèle mathématique n’a pas besoin d’être complexe pour que la complexité de la forme de la couronne soit respectée et simulable. Comme Honda dans le cadre de sa problématique initiale de reconnaissance de forme, Fisher recherche donc bien, de son côté, un moyen minimal de reproduire le dessin de la couronne sans trop perdre de sa complexité, car il cherche en fait des paramètres clés, liés directement au génome et déterminant la forme optimale de la couronne pour l’utilisation que l’arbre en fait dans sa captation de l’énergie solaire. Contrairement à ce qu’il aurait pu prévoir, ce n’est donc pas exactement un généticien qui répond à l’attente de Honda et qui franchit le pont jeté par lui en 1971 en direction de la biologie, mais c’est un biologiste qui travaille à une échelle déjà bien plus intégrée : l’échelle morphologique et développementale.

En, 1976, Fisher contacte donc Honda par courrier. Il lui envoie ses mesures sur le Terminalia. Honda est tout de suite très intéressé. Et il accepte la collaboration même si son travail principal s’est entre-temps centré sur la simulation géométrique des tissus organiques. Pendant près de deux ans, ils vont ainsi collaborer tous les deux, à distance et par courrier, mais sans jamais se rencontrer 1368 . Dans un premier temps, Honda est obligé de complexifier quelque peu son modèle génératif et géométrique initial de manière à pouvoir employer directement les moyennes des mesures faites par Fisher sur le terrain. Fisher, pour sa part, pense qu’il leur faudrait commencer par le Terminalia parce que c’est un arbre dont la couronne présente des étages foliaires nettement différenciés, ce qui lui donne une structure en pagode assez simple 1369  :

‘« Une limitation majeure des études quantitatives en géométrie adaptative des arbres est la complexité tridimensionnelles des branches comme de l’orientation des feuilles ; ce qui a empêché la construction de modèles structurels raisonnables. Cependant, la bidimensionnalité de base des branches latérales et des amas de feuilles du Terminalia catappa L. a considérablement simplifié l’analyse de la géométrie des branches. » 1370

Dans son livre de 1971, H. S. Horn avait déjà indiqué l’intérêt de l’étude de telles dispositions foliaires simples, en monocouches superposées, si l’on voulait avoir des chances de prendre en compte quantitativement et facilement le rôle de la couronne dans la stratégie adaptative de l’arbre. Mais, selon Fisher, cette simplicité n’est tout de même pas suffisante si on ne lui adjoint pas l’approche par la simulation sur ordinateur. En effet, malgré cette relative simplification, les calculs d’optimisation de paramètres qu’il cherche à mener ne peuvent pas plus être conduits analytiquement dès lors qu’il n’est pas possible de résumer analytiquement les caractéristiques de la structure résultant des divers paramètres géométriques choisis au départ. Il faut donc bien simuler toute la couronne sur ordinateur.

En 1977, Fisher et Honda publient ainsi la première simulation géométrique réaliste d’un Terminalia de moins de cinq ans. Honda conçoit pour cela un programme en assembleur implémenté sur un ordinateur Olivetti P652 doté d’une extension de mémoire (Olivetti DAS 604) et d’un traceur de courbes WX 535 de chez Watanabe Sokuki 1371 . Les résultats sortent sous forme de dessins sur papier. Dans le « modèle mathématique » 1372 , cœur du programme, ils utilisent un ensemble de règles géométriques déterministes dont les paramètres sont d’abord calés sur les moyennes des mesures effectuées sur le terrain par Fisher. Le programme dessine donc au départ un arbre moyen, en quelque sorte, dont le port rappelle bien, intuitivement, ceux que l’on rencontre dans les parcs japonais ou dans le Jardin Tropical de Miami.

En 1978, après s’être finalement rencontrés à la fin de l’année 1977, à Kobe, lors d’un voyage d’études de Fisher, les auteurs décident de prolonger leur collaboration de manière à tester l’usage qui pourrait être fait de la simulation dans la question de la géométrie adaptative, question propre à la problématique scientifique de Fisher. Or, à l’évidence, il s’agit là d’un problème de recherche d’optimum. Comme la couronne n’est pas résumable analytiquement mais seulement réplicable par une simulation, il faut donc procéder à un grand nombre de simulations réalistes à partir de diverses combinaisons possibles de paramètres autour de leurs moyennes réelles et mesurer a posteriori, à chaque fois, c’est-à-dire sur chaque structure dessinée, l’efficacité de la captation de la couronne obtenue en énergie solaire. En 1979, comme on peut le voir dans les deux articles communs qu’ils publient dans la Botanical Gazette, afin d’évaluer à chaque fois la surface foliaire efficace, c’est-à-dire la surface totale diminuée des superpositions de certaines feuilles dans l’étage foliaire considéré et entre étages foliaires, Honda a alors recours à sa technique analytique d’évaluation de surface au moyen des domaines de Dirichlet. Les feuilles y sont assimilées à des cercles qui se superposent et qui laissent apparaître des polygones dont la surface est évaluable analytiquement lorsque l’on connaît les angles de ramification des rameaux et d’insertion des feuilles sur ces rameaux.

Cette évaluation numérique est donc certes ponctuellement analytique, mais elle est bien là aussi effectuée après que les règles de génération pas à pas de la structure géométrique l’aient construite. C’est à ce niveau-là que le choix du Terminalia facilite l’utilisation de la simulation réaliste pour une recherche d’optimum. Cette recherche est faite par tâtonnements et comme empiriquement : Fisher et Honda lancent un grand nombre de simulation de couronnes en faisant varier à chaque fois (dans des limites réalistes situées autour de la moyenne mesurée sur le terrain) l’angle de ramification des rameaux à l’intérieur des étages foliaires et ils font évaluer à chaque fois par l’ordinateur la surface d’insolation selon la technique de Dirichlet. Ils trouvent ainsi un angle de ramification optimal pour l’insolation, compte-tenu des contraintes morphologiques de l’espèce considérée 1373 . Le résultat est que, conformément à leurs espérances, cette valeur est trouvée très proche de la valeur moyenne réelle. Un peu après, Honda et Fisher montrent qu’il en est de même pour le « ratio de longueur » optimal 1374 . L’arbre réel est donc passablement optimal d’un point de vue énergétique par rapport à ses règles de croissance géométriques. Ce résultat, assez remarquable, et obtenu en fait rapidement après leur premier travail de 1977, fait également l’objet d’une courte publication dans la revue Science du mois de février 1978 1375 .

Devant ces résultats, il y a donc lieu de considérer que la simulation géométrique, avec ses quelques paramètres simples, a réussi à capter une variabilité structurelle essentielle qui se trouve être l’objet d’une sélection pour un optimum fonctionnel dans la plante. Cependant, Fisher a conscience qu’il serait trop simpliste de ne relier les déterminismes des paramètres architecturaux de la couronne de l’arbre qu’à la seule optimisation de la surface foliaire. Le jeu de l’optimisation doit être au total plus complexe, selon lui. Tout au plus ont-ils montré par là le rôle vraisemblablement très important de cette optimisation particulière dans les premières années de la vie du Terminalia, dès lors que le modèle géométrique ne vaut d’ailleurs plus pour des individus plus âgés 1376 .

Notes
1367.

En 1971, Honda, pour sa part, ne semble pas connaître les travaux sur la loi de Horton. Il méconnaît donc a priori la pertinence du choix qu’il fait. Cette année-là, il se trouve que Leopold publie également son article, indépendamment, et dans le même numéro du Journal of Theoretical Biology. La rédaction du journal les imprime à la suite l’un de l’autre : les lecteurs de l’un seront donc ensuite inévitablement les lecteurs de l’autre.

1368.

Nous tenons ces informations d’une communication personnelle, par courrier électronique, en date du 28 octobre 2003, avec Jack B. Fisher lui-même.

1369.

[Fisher, J. B. et Honda, H., 1979a], p. 634.

1370.

“A major limitation to quantitative studies of the adaptive geometry of trees is the three-dimensional complexity of both branches and leaf orientations which has inhibited construction of reasonable structural models. However, the basic two-dimensionality of lateral branches and leaf clusters in Terminalia catappa L. greatly simplified the problem of analysing branch geometry”, [Fisher, J. B. et Honda, H., 1979a], p. 633.

1371.

[Fisher, J. B. et Honda, H., 1977], p. 377.

1372.

Selon leur propre expression : « mathematical model », [Fisher, J. B. et Honda, H., 1977], p. 378.

1373.

Voir [Fisher, J. B. et Honda, H., 1979a] et [Fisher, J. B. et Honda, H., 1979b].

1374.

[Honda, H. et Fisher, J. B., 1979], p. 3875.

1375.

[Honda, H. et Fisher, J. B., 1978], pp. 888-889.

1376.

[Fisher, J. B. et Honda, H., 1979a], p. 639.