Une limite de la simulation géométrique

Mais donc si l’arbre est aussi une population vouée à une grande plasticité génétique dans ses organes et au cours de sa vie, l’argument généticiste et informationnel de Honda, comme celui de Cohen d’ailleurs, et qui faisait le soubassement de leur approche commune par une simulation avant tout fondée sur un modèle mathématique simple, perd beaucoup de sa pertinence. Il se pourrait bien que la recherche d’un modèle théorique minimal déterminant une morphogenèse aux résultats complexes et contre-intuitifs, dès lors qu’elle se faisait toujours sous couvert d’une détermination génétique supposée stationnaire au cours de la vie du végétal et de sa séquence de différenciations cellulaires, ne vaille pas plus que les approximations théoriques du type de la « loi de Horton ».

Fisher reconnaît donc là une limite majeure à la simulation sur ordinateur : il faudrait en fait complexifier encore et toujours le modèle mathématique sous-jacent à la simulation en y insérant l’historicité des déterminismes génétiques, sans même oublier les effets de l’environnement. Mais le problème est que cette complexification n’est justement pas souhaitable pour l’usage qu’il veut faire de la simulation. L’usage théorique de la simulation en serait alors perdu : elle ne pourrait plus servir à produire des résultats théoriques simples concernant la nature des quelques paramètres qu’on voudrait voir apparaître comme seuls décisifs dans l’élaboration de la stratégie adaptative de la plante, par exemple. Elle ne servirait plus à désigner et éventuellement à quantifier ces quelques paramètres-clés. Si le modèle sous-jacent se complexifie, ce qui est certes toujours possible en droit si ce n’est en pratique, la simulation ne peut plus véritablement servir d’argument théorique, car elle ne peut plus immédiatement aider à une meilleure compréhension physiologique et fonctionnelle de la structure. Or, c’est cela que privilégie Fisher. Et c’est bien là que l’on peut discerner clairement le rôle épistémique implicite que Fisher donne aux simulations de croissance d’arbres sur ordinateur : une simple prolongation de l’expression théorique des concepts biologiques et un moyen de tester rigoureusement leur pertinence dans des cas ponctuels. La réplication de l’arbre n’y est pas voulue pour elle-même. Elle n’est pas non plus réellement considérée comme un substitut d’expérimentation mais plutôt comme le substitut d’une procédure aléatoire d’optimisation d’une loi mathématique complexe, comme un calcul. Chez lui, la figuration réaliste de l’arbre est donc inféodée à un projet de compréhension qui, en dernière analyse, puisse quitter son support technologique et computationnel afin de grossir le nombre des savoirs biologiques et botaniques déjà exprimables en langage naturel.

Ainsi, de façon significative, à partir de 1979, considérant que la simulation ne lui apportera plus un surcroît de compréhension biologique 1382 , Fisher va progressivement cesser toute collaboration réellement active avec les simulateurs de plante sur ordinateur. Selon lui, tout au plus la simulation pourra-t-elle encore faire illusion en recourant à des modèles toujours plus complexes. Mais ces derniers resteront longtemps beaucoup trop simplificateurs d’un point de vue biologique. D’ailleurs, encore faudrait-il pour cela que les ordinateurs aient une puissance de calcul suffisante. Ce qui ne lui ne semble pas non plus être vraiment le cas, y compris en 1986 ou même encore en 1992 1383 . Après une période de vif espoir, Fisher entre donc dans une phase de doute résolu quant à la pertinence des simulations sur ordinateur pour la biologie théorique.

En 1983, pourtant, il contacte son collègue informaticien de l’Université de Floride, John Craig Comfort 1384 , afin de tâcher de donner une autre ampleur à ses simulations. Son idée est de profiter des innovations en programmation et en calcul de l’informatique afin de généraliser à d’autres architectures d’arbres le programme géométrique de Honda. Dans les années 1970, Comfort est en effet un des précurseurs de la simulation répartie à multi-processeurs : pour traiter le calcul sur une grande masse de données, notamment graphiques, il a pour habitude de mettre en réseau des micro-processeurs disponibles dans le commerce 1385 . D’autre part, il suit de près l’entreprise de standardisation des programmes de simulations graphiques sur ordinateur telle qu’elle a été effectuée à partir de 1974, dans un contexte militaire. En 1983 donc, sous l’impulsion de Fisher, il engage une étudiante, Carol Lewis Weeks, à appliquer à la simulation des arbres le nouveau standard conçu conjointement par l’Académie Militaire de West Point et la station expérimentale militaire de Waterways : le Graphics Compatibility System (GCS). Ce logiciel propose des routines de gestion et de manipulation de graphismes tridimensionnels. Il est basé sur FORTRAN et est conçu pour être indépendant du matériel.

Weeks traduit alors le programme de Honda dans des structures de données hiérarchisées. Elle nomme « modèle structurel » le cœur du modèle géométrique sous-jacent. Le logiciel est rapide et les résultats graphiques, des arbres filiformes, sont élégants et maniables selon toutes les perspectives d’observation voulues. Weeks parvient à faire représenter à ce même modèle mathématique trois essences différentes d’arbres tropicaux 1386 . Elles ont toutes les trois pour caractéristiques de présenter des unités de croissances discrétisées simples et obéissant à des lois de ramification formulables soit logiquement (en fonction de lois d’exclusion généralement observées dans l’espace) soit analytiquement (en fonction du flux global de nutriments accédant au rameau porteur). Certains des paramètres de ces ramifications conditionnelles dépendent eux-mêmes de lois statistiques normales dont l’utilisateur a la charge d’entrer la moyenne et la variance. Ces données sont disponibles grâce aux tables dont dispose Fisher. La validation des simulations est seulement visuelle : le botaniste Fisher atteste de leur crédibilité 1387 .

Pour des raisons peut-être personnelles et que nous n’avons pu mettre au jour, Weeks ne continuera pas ce travail par la suite 1388 . En tous les cas, Jack B. Fisher ne favorisera pas le développement d’une telle solution informatique. En fait, il ne croira pas à la possibilité de rendre compte ainsi de toutes les architectures. La structure de données de Weeks, même si elle fait place à des paramètres probabilistes, reste trop spécifique. Et, dans cette infrastructure informatique uniquement sensible à la probabilité et à l’angle de ramification, la plasticité botanique ne trouvera pas encore de quoi donner toute son ampleur. Fisher ne sera donc pas davantage convaincu par cette tentative de généralisation.

Notes
1382.

Nous devons cette précision à l’entretien par courrier électronique que nous avons eu avec Fisher le 28 octobre 2003.

1383.

[Fisher, J. B., 1992], p. s144.

1384.

Qui donnera son nom au laboratoire d’informatique de la Florida International University. Voir le site http://www.aul.fiu.edu/docs.

1385.

Voir [Weeks, C. L. et Comfort, J. C., 1983], p. 655.

1386.

Le Terminalia, le Cameraria et le Tabernaemontana. Voir [Weeks, C. L. et Comfort, J. C., 1983], p. 649.

1387.

“While no photographs of equivalent ages are immediately available, J. B. Fisher, of Fairchild Tropical Garden, has testified to the botanical reasonableness of the simulated structures”, [Weeks, C. L. et Comfort, J. C., 1983], p. 654.

1388.

Il est possible qu’à cette époque-là, Comfort et Weeks aient eu connaissance des travaux bien plus avancés de l’école française du CIRAD. Ces derniers avaient en effet été publiés entre 1981 et 1983. Nous les resituerons bientôt dans leur contexte d’apparition.