Chapitre 21 – La période de formation etle contexte institutionnel de l’IFCC (1966-1971)

Cette troisième manière de simuler la morphogenèse des plantes par ordinateur, cette manière que nous dirons « mixte » dans un premier temps, a été développée par un ingénieur agronome français en poste en Côte-d’Ivoire au début des années 1970. Au contraire des précédentes, elle naissait clairement d’un besoin pragmatique. Il y a donc un certain nombre de causes plus ou moins fortuites mais conjointes qui ont présidé à son émergence. Contrairement à ce qui se produisit pour les auteurs précédents, ces raisons ne sont plus uniquement spéculatives, rhétoriques ou esthétiques. Elles sont tout à la fois personnelles, institutionnelles et politiques. Afin de pouvoir comprendre comment elles concoururent, donnons donc d’abord quelques éléments de la biographie intellectuelle de ce chercheur. Ensuite, nous exposerons le contexte politique et institutionnel ainsi que les raisons plus particulièrement scientifiques et techniques de ce travail.

Philippe de Reffye naît en 1947 1395 . Lorsqu’il commence ses études en mathématiques supérieures, au lycée Hoche de Versailles, il se trouve d’emblée en porte-à-faux par rapport à l’idée qu’il se fait de la science et des mathématiques en particulier. Le principe gouvernant alors ces classes et consistant à favoriser l'absorption maximale en un temps minimal de savoirs mathématiques et physiques, par la suite plus ou moins bien assimilés, lui convient assez peu. Pourtant, depuis longtemps déjà, il veut se diriger vers l’étude des sciences, car la capacité qu’avaient eu les grands génies du passé (Galilée, Kepler, Newton, Maxwell…) à représenter de façon mathématique les grandes lois de la nature lui avait laissé une très forte impression : il en avait conçu une image idéalisée du travail des scientifiques. À l’époque de sa formation initiale, la science lui apparaît donc comme l’activité de l’esprit humain qui a le privilège de bien savoir user de cet outil unique en son genre pour le déchiffrement du monde et de ses lois : les mathématiques. Mais soumis au rythme très rude de la classe de mathématiques supérieures et au vu de ses résultats décevants, cette vision idéalisée de la science l’abandonne quelque peu. Il se rend alors à l’évidence qu’il lui conviendrait mieux de poursuivre dans une classe préparatoire aux écoles d’agronomie. Cette réorientation vers l’agronomie est également une façon pour Philippe de Reffye de renouer avec son goût pour les arbres et la botanique qu’il exerce dans le parc de Versailles et dans le jardin botanique du domaine de Chèvreloup 1396 . À la fin de sa classe de mathématiques spéciales, il est reçu à l’ENSAT (Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie de Toulouse).

On est alors en 1968, période d’agitation s’il en est, surtout dans le domaine universitaire. Si l’on ajoute à cela le fait que son goût pour la science s’est entre-temps quelque peu étiolé et que, dans ce genre d’école supérieure, l’intensité du travail demandé n’a rien à voir avec celui des classes préparatoires, on comprend que son investissement est moindre pendant les trois années que dure sa formation comme ingénieur agronome. Aussi n’est-il toujours pas réellement fixé sur ce qu’il veut faire lorsqu’il termine sa formation à l’ENSAT. Néanmoins, suite à une incitation de sa fiancée, il est prévu qu’à sa sortie de l’école il parte cinq ans en Afrique pour le compte de l’IFCC (Institut Français du Café et du Cacao et autres plantes stimulantes) dans le cadre d’une coopération. En échange de quoi l’IFCC prend en charge le DEA de génétique qu’il souhaite ajouter entre-temps à son cursus dans l’année de sursis qui lui reste et qui sépare sa sortie de l’ENSAT de son départ en Afrique.

L’intérêt de de Reffye pour la génétique, alors assez peu commun chez les ingénieurs agronomes, peut rétrospectivement s’expliquer si l’on se réfère à un épisode assez précis de sa vie d’étudiant. À l’ENSAT, en effet, toujours poussé par son amour un peu idéaliste pour les végétaux, il avait auparavant suivi l’option de troisième année intitulée « la défense des végétaux ». Il se voyait devenir ainsi une sorte de « docteur des plantes » 1397 . Mais ce qu’on y apprenait le déçut beaucoup et le troubla même en quelque manière : la seule chose que l’on y enseignait, à ses yeux, était la liste des divers types de produits qu’il fallait mettre sur les plantes pour les protéger. De même que son goût pour les mathématiques appliquées avait auparavant rencontré de graves déconvenues, il lui apparaissait que son penchant pour le végétal et le soin qu’on y apporte trouvait, là aussi, une issue très décevante. Décidément, le monde de la recherche ne semblait pas pouvoir s’ouvrir à lui ! Or, au même moment, il se trouva un peu par hasard que son goût initial pour les mathématiques appliquées put renaître mais sans faire rejaillir les mêmes vexations que par le passé. En effet, pendant qu’il effectuait cette dernière année à l’ENSAT, son camarade d’appartement suivait un cursus de génétique fondamentale à l’Université Paul Sabatier de Toulouse. Philippe de Reffye fut tout de suite très intéressé. Et il suivit pendant un an les mêmes cours que son camarade. Ce qu’il retrouve alors et qui l’intéresse avant tout dans la génétique est son recours à des modèles théoriques à la fois formels et efficaces.

À sa sortie de l’ENSAT, c’est donc dans le laboratoire du professeur Sadi Essad, au Centre National de Recherches Agronomiques de l’INRA de Versailles, qu’il prépare son DEA de génétique pour lequel il prend par ailleurs une inscription à l’Université d’Orsay auprès du professeur Yves Demarly, professeur de génétique appliquée et d’amélioration des plantes. Essad est un cytogénéticien, c’est-à-dire un spécialiste de la génétique et des lois de transmission des caractères héréditaires au niveau cellulaire et, plus spécifiquement, chromosomique. Il travaille comme chercheur dans le laboratoire de cytogénétique de l’INRA de Versailles, laboratoire alors dirigé par Marc Simonet. Essad s’intéresse au devenir des croisements entre différentes espèces de graminées 1398 . Pour ce faire, il analyse le caryotype (la répartition des chromosomes lors de la mitose) des hybrides obtenus. C’est donc avec lui que de Reffye finit par reprendre goût aux mathématiques et à la recherche biologique formelle, puisqu’il apprend à travailler sur des chromosomes et à appliquer ainsi quelques connaissances mathématiques. Or, dans quelle mesure, sous l’encadrement d’Essad, de Reffye apprend-il à marier les mathématiques et la biologie, notamment dans ce secteur spécifique de la génétique appliquée à l’agronomie ? On ne peut répondre précisément que si l’on se penche un moment sur l’objectif et la nature plus particulière des travaux effectués par de Reffye à l’INRA pendant cette année universitaire 1970-1971. Ces travaux ont eu un certain écho dans la mesure où ils furent poursuivis par Essad après le départ de de Reffye. Ils donnèrent lieu à publication, un peu plus tard, en mai 1973 1399 . Cette publication tardive présentera de Reffye comme premier signataire.

Notes
1395.

Pour ce paragraphe, nous nous sommes notamment appuyé sur les indications fournies par de Reffye lui-même, au cours de notre entretien de 2001 : [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001].

1396.

Le jardin botanique de Chèvreloup, situé dans le parc de Trianon à côté de Versailles, a été créé par le botaniste du Jardin du Roi (futur Jardin des Plantes), Bernard de Jussieu, en 1759. Il est annexé au Museum National d’Histoire Naturelle depuis 1922. Il devient un arboretum par décret en 1927. On y trouve actuellement plus de 2500 espèces et variétés d’arbres des régions tempérées. Les plantes tropicales sous serres du Jardin des Plantes y ont été transférées depuis 1986.

1397.

Voir l’entretien [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001], p. 1.

1398.

Voir sur ce point [Cousin, R. et Poupardin, D., 1996], p. 68.

1399.

Dans le Compte-Rendu de l’Académie des Sciences qui correspond à la séance du 9 mai 1973. Le titre de cette note est : « Sur l’existence possible d’une unité naturelle de longueur des chromosomes métaphasiques de Lolium perenne L. : le module. »