La culture tropicale et la création de l’IFCC dans l’après-guerre

En 1971, lorsqu’il entre à la Division de Génétique de l’IFCC 1420 (Institut Français du Café, du Cacao et autres plantes stimulantes), Philippe de Reffye est donc un jeune ingénieur agronome de l’ENSAT, titulaire d’un DEA de génétique et d’amélioration des plantes de la faculté d’Orsay. Ainsi, c’est en tant que généticien améliorateur qu’il fait ses premières armes dans la recherche ; et c’est à ce titre qu’on lui confie le poste en Côte-d’Ivoire. L’IFCC a alors treize ans d’existence. Afin de comprendre comment la recherche de de Reffye va précisément prendre forme et s’inscrire dans le cadre de cet organisme, il nous faut avant tout revenir sur les raisons qui ont présidé à la création de cet institut. Les orientations de recherche que va connaître de Reffye en sont directement issues.

L’IFCC a été créé à partir d’une structure d’abord interne à l’ORSTOM (Office pour la Recherche Scientifique et Technique en Outre-Mer) : le service « Café-Cacao- Thé ». Selon le directeur de l’ORSTOM de l’époque, Jean-Jacques Juglas, ancien ministre de la France d’Outre-Mer 1421 , la création de ce service avait été décidée au vu de « la place prépondérante du café et du cacao dans les exportations de plusieurs territoires » 1422 . La caféiculture s’était en effet particulièrement développée en Afrique dans l’entre-deux-guerres, notamment grâce à la disponibilité nouvelle et à l’extension du café Robusta, variété de l’espèce Coffea canephora. Cette variété, plus robuste, était également plus facile à cultiver. Sous l’impulsion d’une politique favorable aux productions agricoles des colonies et attentive à réduire le déficit commercial de la France en matières premières tropicales, la culture du café avait été fortement valorisée, notamment par des exemptions de droits de douane 1423 . Le cacao, pour sa part, constituait déjà une des ressources principales de la Côte-d’Ivoire et du Cameroun. Mais une très forte hausse de la demande avait contribué à favoriser le développement des productions concurrentes dans d’autres pays, notamment au Ghana et en Amérique latine, alors même que l’accroissement de la production dans l’Union Française se tassait 1424 au regard de l’augmentation de la production mondiale. De façon générale, dans l’après-guerre, la politique de la métropole a consisté à poursuivre le soutien aux cultures tropicales outre-mer, mais cette fois-ci davantage dans l’intention affichée que les régions concernées finissent par financer leur entretien et leur développement propres 1425 . Toujours est-il que la métropole gardait un œil attentif sur les cours de ces matières premières produites dans les colonies. La culture du cacao ayant eu en outre à souffrir, au cours des années 1950, de très grosses fluctuations des cours, le gouvernement français avait réagi en créant d’abord un fonds national de régularisation des cours des produits d’outre-mer en février 1955, puis des « Caisses de stabilisation des prix », tout d’abord en Côte-d’Ivoire, puis successivement au Cameroun, au Gabon, au Togo et à Madagascar. Toutes ces créations étaient intervenues par décrets ministériels et coup sur coup à la fin de 1955 et au début de 1956 1426 .

L’ORSTOM pour sa part avait été créé en 1947. Il prenait la suite de l’ORSC (Office de la Recherche Scientifique Coloniale) créé par le gouvernement de Vichy en 1943. Dans son travail sur l’histoire du CNRS, Jean-François Picard a rappelé que cette notion juridique d’« office » était alors récente dans le droit français. Le premier « office » (Office national du tourisme) datait en effet de 1910. Ce type de structure, indique l’historien, dispose « d’une certaine autonomie financière, tout en restant attaché à une grande administration » 1427 , en l’occurrence le ministère des colonies. Or, rappelons que la création de l’ORSC intervint précisément à ce moment-là parce que le gouvernement de Laval, succédant en 1942 à celui de Darlan, était plus favorable que son prédécesseur à cette fragmentation de la recherche en offices autonomes, notamment par rapport au CNRS 1428 . Par la suite, les gouvernements de la quatrième république conserveront cette structure d’office pour la recherche scientifique dans les colonies. Nous évoquons brièvement ici cette décision de principe pour l’autonomie parce qu’elle jouera un rôle important dans les pratiques de recherche que nous serons bientôt amené à exposer.

En ce qui concerne plus particulièrement l’engagement de l’ORSTOM dans la recherche appliquée, ou finalisée, d’après-guerre, des orientations volontaristes en faveur des productions agricoles coloniales se multiplièrent, cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, lorsque, dans les années 1950, les cours mondiaux du café en vinrent à augmenter considérablement, l’intérêt et les arguments de la politique de valorisation de la caféiculture prirent davantage de poids : la métropole y vit une grande opportunité à saisir, d’autant plus que les rendements des caféiers paraissaient encore tout à fait médiocres, donc susceptibles d’améliorations. En outre, la consommation mondiale en cacao mais aussi et surtout en café avait connu une forte hausse. La demande en café fin, par exemple, augmentait très sensiblement. Le discours affiché de l’ORSTOM était alors le suivant : « Pendant longtemps encore les produits industriels ne tiendront qu’une place très limitée dans les exportations des Territoires d’Outre-Mer […] les produits agricoles constitueront encore, au moins en valeur, pendant bien des années, le gros des exportations. » 1429 La recherche agronomique devait donc y tenir une place plus que jamais prépondérante, et pour longtemps encore.

Notes
1420.

L’IFCC a été créé le 30 décembre 1957 et ses bureaux étaient installés 20, rue Monsieur, à Paris. Il est devenu l’IRCC en 1983, Institut de Recherche sur le Café, le Cacao et autres plantes stimulantes. Cet institut sera ensuite rattaché à d’autres pour former plus tard, en 1984, le CIRAD (Centre Internationale de Recherche en Agronomie pour le Développement).

1421.

Sous la quatrième République, entre le 20 janvier 1955 et le 23 février 1955. Source : Guide des sources de l’Histoire de l’Asie et de l’Océanie dans les archives françaises – Tome I : Archives. Cette information nous a été directement communiquée par le Centre des Archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence que nous remercions pour l’occasion.

1422.

[Juglas, J.-J., 1957], p. 3.

1423.

[Jagoret, P. et Descroix, F., 2002], p. 45.

1424.

Pour une production mondiale de 848000 tonnes de fèves de cacao en 1955-1956, la Côte-d’Ivoire et le Cameroun en produisaient à eux-seuls 130000 tonnes. Mais leur progression (de 10000 tonnes) entre 1956 et 1957 accompagnait tout au plus la progression mondiale totale (avec un production prévue par le FAO à 900000 tonnes pour 1957) sans leur permettre d’accroître leur part de marché. Voir pour ces données [Café, Cacao, Thé, Vol. 1, n°1, 1957], pp. 41-42.

1425.

En ce sens, l’idéologie de la « mise en valeur des colonies » ([Bonneuil, C., 1991], p. 40) telle qu’elle s’affichait après 1918 dans le souci louable de relever l’économie nationale n’était pas aussi prégnante après 1945.

1426.

Voir le répertoire législatif publié dans [Café, Cacao, Thé, Vol. 1, n°1, 1957], pp. 52-53.

1427.

[Picard, J.-F., 1990], p. 44.

1428.

[Picard, J.-F., 1990], p. 80. Pour plus de précisions, voir également [Bonneuil, C., 1991], pp. 83-93. L’historien Christophe Bonneuil y explique le fait que placer la recherche coloniale sous la tutelle directe du ministère des colonies à travers une structure d’« office » revenait à lui imposer un axe plus technique, plus appliqué et finalisé. Au contraire, ce que promettait la tutelle du ministère de l’instruction publique, à travers le projet d’une section coloniale au CNRS (le CNRS était lui-même à cette époque sous la tutelle de l’instruction publique), était une orientation clairement plus fondamentale pour la recherche dans les colonies [Bonneuil, C., 1991], p. 87.

1429.

[Juglas, J.-J., 1957], p. 3.