Modéliser pour exhiber des faits biologiques

Dans la rédaction de sa thèse de 1975, un peu comme dans son travail de DEA sur le « module » des chromosomes, de Reffye tient à souligner l’idée que l’approche modéliste a mis indirectement en évidence des faits biologiques jusqu’alors non reconnus. Selon lui, la capacité de lecture nouvelle qu’offre la formulation mathématique de type modéliste légitime que l’on parle de l’« acquisition de faits expérimentaux », notamment de ce fait expérimental que « la maturation des graines suit un processus de type purement binomial basé sur l’indépendance génétique des graines à l’intérieur de la cerise » 1478 . Ce qui signifie que la possibilité d’ajuster à des données un modèle a priori imposant une hypothèse d’indépendance 1479 entre les graines serait une preuve de cette indépendance. Le fait expérimental nouveau est donc ici exprimé dès le départ dans une hypothèse de modélisation a priori qui s’est trouvée être a posteriori significativement corroborée par les données.

Comme de Reffye fait du test de signification une validation effective du modèle binomial 1480 , dès lors que, comme on l’a vu, sa référence épistémologique principale demeure la théorisation de la physique mathématique, il se sent en droit de donner immédiatement une origine biologique significative (ici génétique) à ce fait probabiliste qui lui paraît objectif parce que mesurable, reproductible pour un clone et inscriptible en une loi mathématique simple. Il lui semble qu’il est nécessaire d’attribuer à la détermination génétique de l’arbre la présence de ce fait global très stable et indépendant de l’environnement qui l’affecte.

La suite du travail de thèse consiste dans l’utilisation systématique de ce nouvel outil d’évaluation de paramètres pour l’étude comparative de la fertilité chez différents caféiers dans différentes conditions. C’est là que le travail plus théorique reçoit son application agronomique. Il se confirme notamment que l’on peut clairement dissocier certains paramètres conditionnés par la seule génétique de l’arbre (P1 et P2) de ceux qui le sont aussi par l’environnement et par la physiologie. Ainsi, une des phrases-clés de la conclusion évoque les retombées économiques d’une telle mise au jour :

‘« Contrairement aux paramètres ‘physiologiques’ U et r, nous avons vu que P1 et P2 demeureraient invariables pour un clone donné. Ce fait a été vérifié en plus de l’Arabusta 1331, sur plusieurs autres clones (arabica, robusta, arabusta, etc.). Si les conditions sont idéales, par contre on peut imaginer que, même pour les arbres les plus sensibles : U = r = 1.’ ‘P1 et P2 sont des paramètres génétiques programmant une fréquence fixe d’avortements précoces et d’avortements tardifs de l’ovule, ce qui déterminent la valeur économique de l’arbre. » 1481

Comme nous avons commencé à le dire, on perçoit également dans cette phrase l’écho d’un autre acquis de ce travail pour de Reffye. Cet acquis est plus souterrain car plus méthodologique : il s’agit de l’interprétation de la probabilité d’un caractère observable comme étant en fait en elle-même le caractère génétique à considérer, désormais seul pertinent. Il conçoit alors cette probabilité comme apparentée à un caractère génétique à part entière, si ce n’est individuellement programmé, en tout cas dont on peut méthodologiquement supposer qu’il est individuellement programmé dans le génome. Par l’effet d’un glissement dans l’objectivation, rendu possible par la modélisation probabiliste objectiviste, on choisit de penser comme caractère génétiquement programmé non pas les caractères de départ, les variables aléatoires observables (formation ou non des cerises, formation ou non des grains), mais les paramètres des lois de probabilité de ces caractères.

Notes
1478.

[Reffye (de), Ph., 1975], p. 31.

1479.

Il s’agit de l’indépendance entre deux grains voisins pour la manifestation du même genre d’événements dans la maturation.

1480.

Ce qui pourrait lui être contesté. C’est donc bien une décision de sa part. Car, comme de nombreux mathématiciens le rappellent depuis la naissance des tests de signification (même si cela fait justement encore débat), il n’y pas de raison de type purement logique qui nous autorise à passer d’une fréquence analysée à une probabilité synthétisée. L’objectivité de la fréquence mesurée n’est pas de même nature que l’objectivité de la probabilité supposée à partir de la fréquence mesurée. On retrouve là une caractéristique plus générale des modèles mathématiques : si un modèle est possible, alors un autre modèle est toujours également possible. De Reffye s’appuie ici nettement sur une certitude pratique et non sur une certitude logique, c’est-à-dire qui viendrait des règles axiomatisées et internes de l’outil statistique.

1481.

[Reffye (de), Ph., 1975], p. 71.