La réception de la thèse de 1975 : une modélisation étrange mais efficace

Quelle est finalement la fortune de ces travaux de thèse ? À en croire le rapport du jury, il s’agit là d’une « contribution extrêmement importante au problème de l’analyse des facteurs du rendement du caféier en vue de son amélioration » 1482 . Le jury s’attache alors à mettre en valeur non pas tant le choix qui a été fait de se pencher sur la fertilité des arbres, ce qui lui paraît aller de soi, mais sur la façon d’aborder ce problème : « la manière de le résoudre et la valeur des conclusions présentées nous semblent par contre exceptionnelles » 1483 . Suit alors un résumé de l’approche et des résultats de la thèse. Parmi les résultats concrets prometteurs, il y a cette prévision qui enchante le jury selon laquelle on pourrait faire produire aux meilleurs caféiers Arabusta l’équivalent en tonnage (2,6 T/ha) des meilleurs Robusta mais avec une qualité supérieure. À l’issue de ce court rapport de trois pages, il est une phrase que nous devons cependant citer car elle nous paraît rendre très bien compte de la manière dont ces agronomes statisticiens ont accueilli la nouvelle approche modélisante de de Reffye dans leur domaine :

‘« Les critiques que l’on peut porter tiennent essentiellement au parti pris de ce travail de recherche qui se situe à mi-chemin de la Biologie et des Mathématiques sans qu’une véritable option soit prise, ce qui n’est d’ailleurs peut-être pas souhaitable si l’on se place sur le plan de l’efficacité. » 1484

On reproche au fond à de Reffye de fournir un travail inclassable y compris aux yeux des agronomes. Au vu des indications que nous avons fournies précédemment sur le contenu de la thèse, il nous est cependant possible d’interpréter plus précisément les raisons de la présence d’une telle gêne chez les membres de son jury de thèse. Elles nous paraissent assez significatives. D’abord, très curieusement, il ne leur semble pas que l’on puisse classer ce travail dans le domaine de la biologie proprement dite. Pourtant, le sous-domaine qui pourrait lui convenir serait peut-être bien celui de la biologie théorique. Nous l’avons vu, ce secteur, déjà ancien à l’époque, présente de nombreuses approches très mathématisées. Or, dans la thèse de de Reffye, il y a bien à la fois des mathématiques et de la biologie ; mais ce qui distingue son approche des travaux classiques de la biologie théorique, c’est le fait qu’il renonce consciemment à donner un sens biologique immédiat aux concepts mathématiques qu’il introduit, comme la probabilité de formation d’un grain. Son origine biométrique fait qu’il ne refuse pas la modélisation de l’aléa en tant que tel, contrairement à la plupart des biologistes théoriciens. Pour lui, la signification biologique, plus précisément l’origine biologique de ces concepts ou paramètres, sera suggérée seulement par la suite, grâce à leur étude empirique et une fois qu’ils auront été insérés dans le scénario du modèle : dès lors, les faits mesurés nous apprendront que ces paramètres, peut-être d’abord fictifs, représentent bien une caractéristique, certes nominale, formelle, mais fortement inscrite dans le matériel génétique de l’arbre. Au départ, afin de construire les concepts de modélisation P1 et P2, il n’y a donc pas eu de collaboration étroite entre l’interprétation biologique d’un fonctionnement et l’insertion mathématique d’une fonction. Au contraire de ce qui se produit dans la physique théorique, la construction du concept ne ressortit pas ici au travail d’une intrication étroite et serrée entre biologie et mathématique. L’interprétation biologique d’un ensemble d’événements d’abord pris en bloc est venue après que les observations guidées par le modèle aient été menées.

On voit aussi qu’il ne s’agit pas non plus d’une biologie mathématisée spéculative ni de développements mathématiques purement autonomes dans la mesure où cette approche est entièrement asservie à ce qui est directement observable en champ par le caféiculteur (puisqu’elle en part), et cela à l’échelle d’une pratique humaine intuitive. Ses outils sont en effet ceux des mathématiques descriptives : les statistiques, les lois de probabilités, les tests de signification. S’agit-il dès lors d’un travail classique de biométrie ou de pure analyse de données ? Pas davantage, puisque ce premier travail de de Reffye ne consiste pas à se contenter d’une approche phénoménologique culminant dans des réductions de variances ou dans des analyses en composantes principales entre des phénomènes complexes. Mais elle prétend discerner a priori une échelle pertinente, certes peu habituelle aux physiologistes, au contraire des agronomes, et à laquelle on peut considérer que les phénomènes ont un comportement suffisamment simple pour permettre l’ajustement d’un modèle probabiliste usuel.

Finalement, c’est justement cette question d’échelle, c’est plus précisément le caractère inédit du niveau biologique que de Reffye choisit de « traduire » mathématiquement qui explique l’indécision dans laquelle se trouvent les biologistes et statisticiens de son jury. Il ne s’agit ni d’une théorisation mathématique classique de phénomènes biologiques, ni d’une expérimentation statistique visant à analyser des phénomènes complexes. Mais, comme l’indique la dernière partie de la phrase citée, le jury n’estime pas rédhibitoire une telle schizophrénie épistémologique. Et, en grand seigneur, il attribue finalement cette ambivalence épistémologique à l’objectif manifeste de cette approche, à savoir « l’efficacité ». Il fait même l’hypothèse qu’il ne soit guère possible de procéder autrement dans des recherches sur la fertilité. Tout le monde s’accorde donc finalement sur un point minimal : le caractère essentiellement pragmatique de ces travaux. On ne sait pas ce qu’ils sont, mais on sait ce qu’ils font et c’est le principal. D’ailleurs, à cette époque, de Reffye lui-même revendique ce caractère pragmatique. Ce qui est, de sa part, pour le moins troublant. Rappelons-nous en effet ce qui l’avait fasciné dans la physique mathématique : ce n’était pas sa réussite pragmatique mais sa faculté à exposer sous forme mathématisée des lois de la nature simples et générales. En fait, les caractères qu’il a identifiés avec son approche modéliste sont déjà, pour lui, des lois de la nature, bien qu’elles ne soient valables qu’à une échelle restreinte.

Notes
1482.

[Demarly, Dattée, Kammacher, Essad, 1975], p. 1.

1483.

[Demarly, Dattée, Kammacher, Essad, 1975], p. 1.

1484.

[Demarly, Dattée, Kammacher, Essad, 1975], p. 3. C’est nous qui soulignons.