Hégémonie et résistance de la biométrie à l’IFCC

Auparavant, en 1974, et en prévision de la soutenance, Philippe de Reffye a publié les résultats de ses travaux dans deux articles de la revue trimestrielle de l’IFCC, intitulée Café, Cacao, Thé. Comme nous l’avons vu, seul le contenu du second article sera repris dans la thèse. Or, dans ces premières publications de 1974, que cela soit un choix stratégique de la part de de Reffye ou l’effet d’une censure sans doute bienveillante du comité de rédaction ou de son directeur de thèse, le caractère relativement inédit de la première thèse eu égard à la pratique de modélisation qu’elle propose ne reçoit pas de publicité particulière. Ce qui est novateur dans l’approche mathématique y est minoré dans l’exacte mesure où les termes de « modèle » et de « modélisation » n’apparaissent pas, notamment dans les titres. À quoi cela peut-il être dû ? Pour le comprendre, il nous faut revenir un moment sur la revue elle-même, sur sa perspective éditoriale et sur l’esprit qui habite les publications d’analyse quantitative que l’on y trouve d’ordinaire depuis sa création.

Dès 1958, la revue Café, Cacao, Thé est publiée par l’IFCC, à la place de l’ORSTOM. Les publications qu’on y trouve sont à visées essentiellement pragmatiques ou techniques, mais très peu théoriques. Elles peuvent concerner aussi bien l’état économique du marché mondial du café ou du cacao que des procédés chimiques de protection contre les parasites ou l’évaluation de l’impact de l’utilisation de certains engrais. Cependant, au début des années 1960, le mot d’ordre précis est la réorientation vers des considérations chimiques, écophysiologiques et technologiques. En 1963, cette réorientation est textuellement exprimée dans le n°7 qui publie les actes du « Premier colloque international sur la chimie des café verts, torréfiés et leurs dérivés » 1485 : « [les lecteurs de la revue] trouveront désormais à chaque parution […] un article sur la chimie ou la technologie des cafés ou des cacaos, ceci pour répondre au vœu exprimé par les participants du colloque. De plus, la partie documentaire consacrée à la chimie et à la technologie sera développée. » 1486

Quelques années plus tard, au début des années 1970, même si le comité de rédaction admet alors assez largement un certain nombre de personnalités de différents horizons (ORSTOM, Faculté des Sciences de Paris, Syndicat des Planteurs de Café et de Cacao et Institut National d’Agronomie), l’institution la plus représentée y reste bien entendu l’IFCC. Le président du comité de rédaction n’est autre que le directeur général de l’IFCC lui-même. Or, les spécialités représentées par ce comité de rédaction sont assez révélatrices de l’orientation de la revue. Elles sont aussi révélatrices des délimitations a priori que se fixe de manière programmatique la recherche agronomique menée alors à l’IFCC en termes de disciplines jugées désormais immédiatement voisines ou directement utiles : pédologie (ORSTOM), entomologie (IFCC), physiologie végétale (Faculté des Sciences de Paris), pathologie végétale (Institut National Agronomique).

On voit donc combien le style des travaux de thèse de de Reffye pouvait en effet trancher : il ne se rapporte ni de près ni de loin à aucune de ces disciplines fondamentales collaborant habituellement avec l’agronomie de terrain. Or, même si son initiative est encadrée par J. Snoeck, le chef de la « Division d’agronomie du Centre de recherches de l’IFCC en Côte-d’Ivoire », les deux premiers articles qu’il publie en 1974 dans cette revue insistent donc très peu sur sa proposition d’une « formulation mathématique » ou d’un « modèle », à la différence de la thèse de troisième cycle elle-même. Par ailleurs, si l’on procède à un dépouillement systématique de la revue depuis sa création en 1957, il apparaît que les termes clés « modèle » ou « modélisation » 1487 n’apparaissent à aucun moment avant que de Reffye lui-même ne se décide à les employer pour la première fois explicitement dans son article plus tardif de 1976. Autrement dit, au début des années 1970, l’approche par modélisation ne semble pas être entrée dans les mœurs des agronomes de l’IFCC même si, en revanche, ces derniers pratiquent assez souvent l’analyse statistique et les méthodes de la biométrie anglo-saxonne.

En effet, dès la fin des années 1960, dans la station camerounaise de l’IFCC par exemple, il existe une « section de biométrie » qui se penche sur les ravageurs du cacaoyer par des méthodes statistiques fishériennes de type plans d’expérience, randomisations par blocs et analyses de variance. Pourtant, il se trouve qu’assez vite, les ingénieurs de l’IFCC et de l’ORSTOM s’aperçoivent que les méthodes biométriques classiques par « plans d’expérience » ne fonctionnent pas non plus vraiment dans ce contexte des cacaoyères traditionnelles. C’est que « les productions des cacaoyers, observées dans les conditions naturelles ne répondent pas aux hypothèses implicitement admises lors de la mise en œuvre de ces schémas » 1488 . Voici en quels termes l’ingénieur en chef des services de l’agriculture d’outre mer, H. Marticou et son collègue R. Muller résument la situation :

‘« Les Auteurs attribuent les échecs constatés, tant au Cameroun que dans les autres pays producteurs de cacao :’ ‘- aux facteurs d’hétérogénéité génétique, pédologique et microclimatique qui caractérisent généralement les plantations de cacaoyers et que les schémas expérimentaux classiques ne sont pas en mesure d’éliminer ;’ ‘- au fait que les caractéristiques de la production de cacaoyers ne sont pas en accord avec les hypothèses implicitement admises lors de la mise en pratique d’un essai agricole :’ ‘* normalité de la distribution des observations en l’absence d’intervention ;’ ‘* additivité des effets des interventions ;’ ‘* homogénéité des dispersions des observations autour de leurs moyennes. » 1489

Cependant, ces ingénieurs agronomes ne sont pas seulement démunis matériellement et financièrement, ils le sont aussi techniquement et conceptuellement : ils n’abandonnent donc pas pour autant l’approche biométrique. La solution qu’ils proposent dans un premier temps consiste à prendre en compte cette hétérogénéité. Simplement ils tâchent de trouver des compromis. Ils adaptent la méthode classique notamment en essayant de trouver la taille optimale d’une parcelle pouvant servir à des plans d’expérience fishériens les moins imprécis possibles au vu des limitations en surface, en main d’œuvre et en personnel 1490 . En 1969, les travaux de l’agronome R. Lotodé 1491 iront résolument dans ce sens. Or, il est par ailleurs significatif qu’à cette même époque, R. Lotodé cherche sciemment et assez systématiquement à contourner une modélisation mathématique dont il n’ignore pas la possibilité mais qui, selon lui, proposerait des lois de probabilités qu’il estime par avance « difficiles à manier ». Cette expression est à prendre littéralement : il est d’après lui souhaitable d’exclure le plus possible les modèles mathématiques qui seraient difficiles à contrôler à la main, c’est-à-dire par le calcul à la fois mental et manuel. Dans son article de 1969, ce biométricien attitré de l’IFCC au Cameroun écrit par exemple :

‘« Suivant le stade observé d’une population d’insectes par exemple, celle-ci peut être décrite par plusieurs lois de distribution, telles que ‘binomiale de Poisson’, ‘binomiale négative’, types A, B ou C de Newman, types 1 ou 2 de Polya, etc. Ce sont des lois complexes difficiles à manier et on 1492 s’est aperçu qu’une simple loi de puissance reliant la variance des dénombrements [des insectes sur un arbre] à la moyenne satisfaisait tous les types de distributions déjà cités. Cette loi est de la forme s2 = a.mb ’ ‘où s2 est la variance des dénombrements (par arbre, par exemple),’ ‘m la moyenne de ces dénombrements,’ ‘a et b étant deux coefficients. » 1493

Dans la suite de l’article, R. Lotodé utilise donc ce résultat que le biologiste des populations britannique Lionel Ray Taylor avait mis en évidence à la station de Rothamsted, pour simplifier son étude statistique de la répartition spatiale de ces ravageurs du cacaoyer que l’on appelle les mirides. D’autres choix simplificateurs du même genre seront ensuite faits par lui. Il les légitime par la nécessité qu’il y aurait sinon à recourir à un « ordinateur » 1494  :

‘« Les calculs ayant été faits manuellement, pour simplifier, nous avons utilisé comme donnée, non plus le dénombrement par semaine et par arbre, mais le cumul des dénombrements par arbre effectués au cours des cinquante-deux semaines. » 1495

Plus loin, l’auteur se résout à employer quand même l’ordinateur mais en dernier recours et pour la seule évaluation d’une constante :

‘« En fait, la transformation à utiliser est x→ (x+c)1-1/2b, c étant une constante qui doit être calculée par approximation jusqu’à obtenir le minimum du rapport des variances extrêmes […] La recherche de la constante c ne peut être évidemment entreprise sans l’assistance d’un ordinateur. » 1496

L’ordinateur est donc conçu par le biométricien comme un outil d’assistance pour les calculs difficiles à mener : c’est une machine à calculer permettant d’éviter de trop longs calculs itératifs à la main comme ceux qui sont engagés par la recherche d’une valeur par approximations successives. Par la suite, comme en témoignent d’autres publications de 1971 et 1974 1497 , les articles de Lotodé et de ses collègues biométriciens de l’IFCC au Cameroun continuent à présenter essentiellement des analyses de variance, où les calculs sont certes effectués par ordinateur, mais dont les auteurs n’estiment pas utile de préciser ni même d’indiquer les conditions dans lesquelles ils ont été menés par la machine. En revanche, en 1981, R. Lotodé publiera un article en commun avec un collègue pédologue P. Jadin 1498 dans lequel figurera la liste intégrale d’un programme en FORTRAN servant à calculer les besoins en engrais des cacaoyers. Mais on voit que l’article met cette fois-ci l’accent sur le programme informatique et sur l’organigramme du programme dans la mesure où ce dernier reproduit clairement les choix d’engrais à effectuer par l’agronome pour chaque valeur d’équilibre chimique. Dans ce cas-là, le programme réplique donc quelque chose comme une politique conceptuelle, une réflexion humaine immédiate, une expertise fondée sur des valeurs chiffrées par l’assistant-calculateur qu’est l’ordinateur mais non un phénomène naturel en tant que tel. La conclusion évoque le gain économique et en rapidité que procure une telle programmation des tâches agronomiques en FORTRAN, que ce soit sur un IBM 360/65 (1 franc par calcul programmé pour 0,5 seconde de temps de calcul total) ou sur un IBM 3033 (cinquante centimes pour 0,03 s de temps de calcul).

Finalement, dans ces années-là, les collègues de de Reffye à l’IFCC ne pratiquent pas une modélisation qui s’aventurerait au-delà des approches statistiques traditionnelles. Comme R. Lotodé, les biométriciens de l’IFCC cherchent avant tout à homogénéiser leurs supports expérimentaux afin que les modèles statistiques traditionnels s’appliquent dès lors que la randomisation à la Fisher exige une telle homogénéité 1499 et une linéarité difficiles à obtenir en milieu tropical. Les biométriciens du Cameroun, spécialistes des cacaoyers, ont ainsi clairement fait le choix ou de trouver des modèles simples à manipuler (construire des abstractions) ou de « réduire au maximum les facteurs de variation autres que ceux dont on veut mesurer les effets » 1500 (analyser des données) mais non pas celui de synthétiser les données. Or, c’est cette dernière voie qu’emprunte de Reffye.

Notes
1485.

Ce colloque s’était tenu à Paris du 20 au 22 mai 1963. La majorité des participants étaient français.

1486.

[Café, Cacao, Thé, vol. 7, n°4, oct.-déc. 1963], p. 316.

1487.

Sur l’index des 2 CD-Rom contenant l’intégralité des articles de la revue Café, Cacao, Thé ([Café, Cacao, Thé, CD I] et [Café, Cacao, Thé, CD II]), les mots clés « modèle », « modèle mathématique », « modèle de simulation » ne renvoient qu’aux différents articles de de Reffye de 1976 à 1983 ainsi qu’à deux articles de D. Snoeck de 1991 et de 1993, et enfin à un article de P. Lachenaud de 1993.

1488.

[Marticou, H. et Muller, R., 1964], p. 173.

1489.

[Marticou, H. et Muller, R., 1964], p. 201. Pour rappeler la nécessité de ces hypothèses, les auteurs s’appuient (ibid., p. 181) sur le manuel des statisticiens français E. Morice et F. Chartier : Méthode statistique, tome II (Analyse statistique), publié par l’INSEE en 1954.

1490.

Voir [Lotodé, R., 1971] : « Il s’agit en fait : […] de déterminer une taille de parcelle élémentaire optimum, qui pourra dépendre des circonstances (présence ou absence de lignes de bordure autour des parcelles élémentaires, nécessité dans certains cas de l’effet de masse, disponibilité en surface, personnel et crédit), mais qui donnera dans chaque cas le maximum de précision. »

1491.

À la fin des années 1960, R. Lotodé est un ingénieur agronome de l’INA de Paris. Il est nommé d’abord « Maître principal de recherches » à l’ORSTOM. C’est à ce poste qu’on le retrouve notamment dans ses premières publications. Il est simple membre de la « Section de biométrie de l’IFCC au Cameroun » alors que J. Dejardin, statisticien et Directeur de recherches à l’ORSTOM en est encore le responsable en titre. À partir de 1969, R. Lotodé obtient cependant le poste de chef de ce qui s’appellera alors « Division de biométrie de l’IFCC au Cameroun ». Il rentre à Montpellier en 1977. Et il devient ensuite chef du « Service de Biométrie de l’IFCC à Montpellier », de 1981 à 1987, service dans lequel il contribuera essentiellement à développer l’analyse multivariée des données.

1492.

Lotodé cite L. R. Taylor comme source de ce travail mais sans donner de référence précise. Son article de 4 pages est d’ailleurs dépourvu de bibliographie.

1493.

[Lotodé, R., 1969], p. 216. C’est nous qui soulignons.

1494.

[Lotodé, R., 1969], p. 219.

1495.

[Lotodé, R., 1969], p. 219.

1496.

[Lotodé, R., 1969], p. 219. C’est nous qui soulignons.

1497.

Voir, en plus de l’article précédemment cité, [Lotodé, R., 1971] et [Bruneau de Miré, Ph. et Lotodé, R., 1974].

1498.

[Lotodé, R. et Jadin, P., 1981]. L’ingénieur agronome P. Jadin est alors chef de la section de pédologie de l’IFCC en Côte-d’Ivoire.

1499.

Voir sur ce point [Lotodé, R., 1971], p. 91.

1500.

[Lotodé, R., 1971], p. 91.