Visualisation et abstraction

Avant d’en passer à cette décision pour la simulation proprement dite, il nous faut revenir un moment sur un terme qu’emploient de Reffye et Snoeck dans l’article de 1976. Il peut paraître choquant dans un article de mathématiques appliquées. Il s’agit du terme « visualisation ». Il est possible d’en éclairer dès maintenant le sens ainsi que le type de rapport qu’il entretient à la technique de simulation qui sera préconisée. Dans la fin de l’introduction de l’article de 1976, de Reffye et Snoeck reviennent sur la véritable alternative qu’ils évoquaient déjà dans notre avant-dernière citation : la « visualisation ». Qu’est-ce qu’ils entendent par là ? Alors que dans ce premier passage, l’appel à la visualisation ne semblait pas automatiquement imposer une visibilité effective, puisqu’il s’agissait seulement de renvoyer à une méthode mathématique alternative susceptible de faire éclater de nouveau en ses diverses dimensions le « point » statistique représentatif qui s’était rendu coupable d’avoir trop condensé et écrasé l’information 1515 , dans la fin de l’introduction, c’est bien la visualisation effective, concrète, sans détour, qui est proposée telle quelle : le traçage des arbres par ordinateur sur une table traçante. Cependant les auteurs prennent la peine d’indiquer qu’elle n’est pas le but final du travail de recherche, mais qu’elle n’en est qu’un « corollaire ». Ce corollaire est néanmoins conçu lui-même comme un moyen d’accréditation supplémentaire de l’approche modéliste et synthétique nouvelle qu’il va présenter :

‘« Comme corollaire, on devrait pouvoir préciser le modèle au point d’envisager le traçage automatique du caféier à chaque instant de sa vie à l’aide d’un ordinateur qui aurait reçu et intégré les données de la croissance et du développement de l’arbre. » 1516

Donc de Reffye et Snoeck prennent bien garde de ne pas en appeler directement à notre expérience perceptive et commune en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’elle serait réputée plus précise que les approches abstractives. Ils n’utilisent donc pas directement l’argument de l’imprécision de l’abstraction. Quand bien même de Reffye en particulier aurait conscience de commencer à donner un autre rôle aux mathématiques dans les modèles, il ne lui est pas possible d’attaquer de front les pouvoirs séculaires qui ont été conférés à l’abstraction via les mathématiques. Souvenons-nous que, dans ses études, il a toujours été séduit par la mise en équation des phénomènes en ce qu’elle vaut comme résumé à la fois abstractif et objectif de la diversité des phénomènes. En tout état de cause, et si on lit bien le texte de 1976, de Reffye tient à insister ici sur l’interprétation inverse : c’est en cherchant à être plus précis dans nos modélisations mathématiques qu’il nous est secondairement, mais significativement, possible d’en venir à une visualisation effective et techniquement assistée par ordinateur.

Que faut-il conclure de cela ? D’une part, de Reffye, en toute conscience, mène un combat contre les statistiques qu’il accuse de se livrer à des manipulations parfois insignifiantes. Or il mène ce combat au nom de l’idéal, peut-être déjà périmé à son époque (mais régulateur chez lui), de l’objectivité d’une loi mathématique optimale, de son enracinement dans le réel : c’est ce qu’il appelle se donner un « modèle » mathématique. D’autre part, ce faisant, mais cette fois-ci involontairement, son action a une conséquence qui se trouve être en léger porte-à-faux par rapport à ce qu’il pense qu’elle fait 1517  : elle ne contribue pas spécialement ni immédiatement à valoriser la recherche de lois mathématiques précises et objectives ; bien plutôt elle modifie le rôle cognitif des mathématiques dans l’entreprise de modélisation en les faisant passer d’une utilisation analytique à une utilisation synthétique. Le modèle de simulation de la croissance de l’arbre incarnera en fait une telle rupture de manière exemplaire.

Par ailleurs, dans l’article de 1976 qui présentera ce modèle, les choix techniques seront en permanence justifiés au regard de l’objectif prioritaire qui est celui de la précision. Ce n’est donc pas l’efficacité qui est directement invoquée pour la conception de ce nouveau genre de modèle mais une qualité du modèle qui se trouvera entraîner avec elle celle que recherche spécifiquement l’agronome. La précision est ici supposée apporter, par surcroît, la vertu d’adapter le modèle à un usage opérationnel. Ce que nous savons de de Reffye nous permet de dire qu’il ne peut pas s’agir ici pour lui d’une « stratégie » de façade qui viserait à masquer de façon cynique sous les dehors du savant désintéressé le caractère en fait purement pragmatique car agronomique de sa véritable motivation. Il ne travaille et il ne fait les choix qu’il fait que parce qu’il n’y a pas que cette motivation pragmatique qui l’anime, même si, au final, c’est bien elle qui habite, en revanche, l’institution qui l’abrite.

On ne saurait comprendre les choix ultimes de cet acteur jusque dans le détail du travail de ses recherches sans les rapporter aussi à son idéal scientifique propre. Une lecture purement sociologique serait ici nivelante voire fausse pour l’essentiel. Car dans cet article, il nous est donné de constater que, de son point de vue, c’est au nom de la précision du savoir scientifique qu’il faut travailler à modifier les solutions de ses prédécesseurs. On ne peut comprendre ses choix que si on se les représente aussi dans un contexte autre que purement stratégique. C’est précisément la raison pour laquelle sa philosophie du travail scientifique entendu comme recherche de lois mathématisées de la nature peut se conjoindre à un objectif qui, à l’échelle institutionnelle et sociale, est, il est vrai, tout autre.

Notes
1515.

La dialectique du point représentatif et de la surface spatialisée est une métaphore très ancienne dans l’histoire des théories de la connaissance et de la représentation. Voir [Köhler, P., 1912], passim. Elle a été brillamment mise en œuvre dans l’épistémologie métaphysique de Leibniz car elle fait corps avec le système philosophique tout entier. C’est en général ce genre de métaphores empruntées à la géométrie projective qui dominent encore les analyses de l’époque moderne et contemporaine sur la question de la connaissance humaine et de son pouvoir abstractif. Bachelard lui-même y a encore eu recours. Voir [Bachelard, G., 1928, 1973], pp. 17-18.

1516.

[Reffye (de), Ph. et Snoeck, J., 1976], pp. 11-12.

1517.

Voilà le genre de distorsion qui peut exister entre les motivations conscientes des acteurs et les conséquences effectives de leurs actes ; ce qui ne peut être accessible que d’un point de vue historique et compréhensif. On en peut saisir ici un cas exemplaire. Tel est aussi un des facteurs, difficilement réductibles, de la contingence des faits historiques.