L’insertion d’un savoir d’ingénieur : la résistance des matériaux

De Reffye distingue deux types de phénomènes mécaniques pouvant affecter la tige et les rameaux du caféier : le flambage pour la tige orthotrope, la flexion pour les rameaux plagiotropes. Ce type de problèmes appelle un genre de techniques mathématiques développées d’ordinaire, depuis le milieu du 19ème siècle, dans la « théorie de la résistance des matériaux » selon les termes mêmes de de Reffye 1541 . En fait, il s’agit, peut-on dire, d’une science appliquée ou d’une science pour l’ingénieur qui semble devoir se distinguer d’une science jugée plus fondamentale. Elle est en tout cas plus ou moins reconnue comme telle dès ses débuts dans la mesure où ses promoteurs reconnaissent qu’à la différence des autres formalismes mathématiques portant sur des phénomènes physiques, « toutes ces théories reposent sur des hypothèses qui ne traduisent qu’imparfaitement les faits » 1542 . On pourrait objecter qu’il est en est sans doute de même des théories fondamentales, comme la théorie de l’électromagnétisme de Maxwell, par exemple. En fait, ce qui distingue la discipline dite « résistance des matériaux » des sciences physiques jugées plus fondamentales tient tout d’abord à ses objectifs volontiers pragmatiques, ensuite à la nature de ses objets qui sont essentiellement des artefacts humains et enfin à la conséquence majeure de ces deux particularités précédentes : son caractère déjà éminemment composite.

Pour sa part, de Reffye en accentue le caractère théorique pour son usage propre. Il se prépare ainsi à adapter des formules mathématiques valables pour des solides homogènes, intervenant habituellement dans des structures construites par l’homme, au problème de la verse du caféier. Le transfert de méthode de cette science des artefacts à la mécanique de l’arbre ne lui pose pas de problème. Il ne précise pas les hypothèses. Sans poser la question de son existence et de la pertinence de sa définition dans ce cas de figure, il se contente d’indiquer qu’il se propose « de calculer le module de Young de la partie lignifiée » du rameau 1543 .

Rappels de « résistance des matériaux »
Rappels de « résistance des matériaux »

En appliquant des poids F connus aux extrémités de plusieurs branches et de tiges de clones de type Robusta 182 et en mesurant la flèche obtenue Y0 ainsi que les dimensions correspondantes (h0, D0 et d), de Reffye procède alors à différentes mesures du module de Young 1544 . Il le trouve relativement stable pour un même clone, que ce soit sur ses rameaux ou sur sa tige. Il en tire la conclusion qu’il peut être considéré comme une « constante génétique caractéristique » 1545 . Son premier but est donc atteint : trouver un caractère du comportement mécanique de l’arbre aisément mesurable 1546 . De plus, en faisant des mesures variées, il se confirme que ce caractère discrimine très bien les différentes espèces et variétés de caféiers selon leur résistance à la verse. Pour les Arabusta notamment, on mesure un module de Young faible, ce qui est signe d’une faible résistance à la verse comme on le constate visuellement en champ.

Par la suite, de Reffye veut marier la représentation de la verse des caféiers sur table traçante avec la représentation de la géométrie et de la croissance de l’arbre dont il dispose déjà. Il cherche à produire un programme qui associerait le comportement mécanique de l’arbre à sa croissance géométrique. Il lui faut donc d’abord exprimer la force critique (FC) nécessaire au flambage d’une tige de caféier : une tige verticale de longueur h flambe lorsqu’elle passe d’un équilibre stable à un équilibre instable par rapport à l’effort qu’exerce un poids sur son extrémité libre. On peut l’exprimer directement en faisant apparaître le nombre de nœuds n et la taille de l’entre-nœud moyen dh de la tige à la place de la hauteur de la tige :

Le programme de croissance sera donc capable de déterminer quand il y aura flambage puisqu’il est déjà capable de déterminer le nombre d’entre-nœuds ainsi que la totalité des éléments biologiques dont le poids s’exerce sur l’extrémité de la tige :

‘« En effet, la charge de fruits par nœud étant connue, ainsi que le poids moyen d’un entre-nœud et d’une feuille, l’arbre étant symétrique, la résultante des poids s’applique sur la tige, en un point calculable. Si en ce point la charge dépasse la force critique, la tige pliera selon les lois de la théorie de la résistance des matériaux ; l’axe orthotrope sera alors en flambage.’ ‘De même, chaque branche étant connue géométriquement, ainsi que mécaniquement, pour la répartition des charges sur sa longueur, on pourra la faire fléchir selon les mêmes lois. » 1547

Dans le cas des rameaux, il est en effet également possible d’exprimer pas à pas, c’est-à-dire ici entre-nœud par entre-nœud, la flexion forte qu’ils subissent et donc la forme globale du rameau, cela grâce à des formulations approchées des équations fondamentales. Le calculateur programmable et la table traçante de la faculté d’Abidjan ont, là encore, servi de supports au travail de de Reffye. L’article publie alors des profils de caféiers plus ou moins affectés par la verse en fonction des modules de Young qu’on leur affecte au début du programme.

Notes
1541.

[Reffye (de), Ph., 1976], p. 252.

1542.

[Lemaître, J., 1990, 1995], Introduction, p. 904. La discipline qui correspond à la « résistance des matériaux » regroupe de façon composite un ensemble de théorisations des différents types de comportements des matériaux : mécanique générale, mécanique des solides, mécanique des milieux continus (dont la rhéologie). Signalons qu’à la même époque (1975), le CNRS se dote d’un département des Sciences Pour l’Ingénieur (SPI) dont [Ramunni, G., 1995] raconte la naissance controversée puis l’évolution postérieure. Toujours est-il que dès 1975, la section IV de ce nouveau département est pleinement et explicitement dédiée à la « mécanique et à l’énergétique ». Plus précisément, la sous-section dite « mécanique » rassemble les disciplines suivantes : « mécanique des fluides, mécanique des solides, rhéologie et mécanique des sols, mécanique des vibrations et acoustique, mécanique générale » [Ramunni, G., 1995], p. 68, n. 24. À cette date, la « résistance des matériaux » est donc bien considérée comme une « science pour l’ingénieur ».

1543.

[Reffye (de), Ph., 1976], p. 255.

1544.

Voir l’encadré pour la détermination de la formule utilisée.

1545.

[Reffye (de), Ph., 1976], p. 256.

1546.

« En pratique, trois mesures par arbre suffisent pour avoir une bonne approximation du module », [Reffye (de), Ph., 1976], p. 256.

1547.

[Reffye (de), Ph., 1976], pp. 259-260.