Le sens de la méthode de Monte-Carlo

La suite du programme est plus classique puisqu’elle reprend, comme l’article de 1977, les techniques de simulation de Naylor et Balintfy. Il faut cependant noter que de Reffye choisit de lui donner pour la première fois son nom générique de « Méthode de Monte-Carlo » et de la rapporter ainsi plus directement à son histoire récente :

‘« On appelle méthode de Monte-Carlo les techniques de simulation faisant appel aux nombres au hasard pour représenter des processus stochastiques.’ ‘Ces méthodes résolvent numériquement des calculs pratiquement irréalisables [référence à l’ouvrage collectif de Naylor et Balintfy]. » 1608

Ce passage est instructif dans la mesure où il oscille explicitement entre l’interprétation historique de la méthode (résoudre numériquement des calculs pratiquement irréalisables) et l’usage passablement différent qui en est fait dans le contexte de l’article : faire « appel aux nombres au hasard pour représenter des processus stochastiques ». Dans l’explicitation de leur démarche, les auteurs ne choisissent donc pas clairement entre une interprétation de la méthode de Monte-Carlo comme méthode de calcul et son interprétation comme méthode de représentation fidèle des phénomènes. Pourtant nous pouvons dire que la nature même de leur travail indique que c’est bien la deuxième interprétation qui a été d’emblée la leur, cela dès le départ. En effet, de Reffye n’a pas d’abord cherché une formulation mathématique générale du phénomène de production de fèves pour ensuite tâcher de la résoudre numériquement par des processus stochastiques ; mais il a tout de suite fait le choix de la complexité, comme nous l’avons vu. C’est-à-dire qu’il a choisi d’affirmer le caractère composite du phénomène considéré au regard de la connaissance biologique plus détaillée et morcelée que l’on pouvait en prendre. Ce n’est qu’ensuite qu’il a introduit des sous-modèles particuliers, que l’on pourrait dire d’essence probabiliste, pour les faire simuler par tirage de nombres au hasard.

À la fin de l’article de 1978, de Reffye et ses collègues vont fournir l’organigramme du programme en HPL effectuant ce qu’ils appellent la « simulation intégrale » de la récolte en fèves par cabosse. Cependant, il est important de remarquer ici que ce qui est simulé n’est pas de même nature que ce que de Reffye avait déjà simulé en 1976. Dans le cas de la fructification du caféier, en effet, le résultat du programme était le dessin d’un profil de caféier avec ses rameaux et ses nœuds, certes stylisés, mais disposés de façon topologiquement, mécaniquement et biologiquement cohérente sur la feuille de papier finale. Le résultat était donc un dessin ressemblant de façon stylisée à un profil réel de caféier. En revanche, dans ce programme de 1978 consacré au cacao, comme dans celui de 1977, ce qui est simulé n’est au fond qu’un tableau de chiffre ou, au mieux, et comme le dit un des sous-titres de 1978, la courbe empirique elle-même : il s’agit d’une « simulation de la courbe par la méthode de Monte-Carlo » 1609 . En ce sens, dans le cas du cacaoyer et de sa fructification, puisqu’il n’a pas été nécessaire de faire figurer l’architecture et la géométrie proprement dites de l’arbre, la simulation reste d’abord et avant tout une restitution numérique des divers décomptes empiriques que l’on peut y faire par l’analyse. C’est une des raisons pour lesquelles de Reffye et ses collègues hésitent à interpréter explicitement, ainsi que nous l’avons vu, le recours à la simulation numérique de type Monte-Carlo comme un appel à une technique de représentation.

Toujours est-il que la conclusion de cet article précise ce qui peut justifier le recours à une simulation des aléas de la pollinisation pour l’interprétation des courbes de rendement. Avec une mise en évidence quantifiée des micro-événements affectant le phénomène général au moyen de sous-modèles ajustés, il devient possible de séparer nettement les micro-facteurs contrôlés par la génétique de ceux qui le sont par les pratiques culturales ou par la pollinisation. Ainsi :

‘« Pour l’interprétation des essais agronomiques et des essais comparatifs utilisés pour l’amélioration du cacaoyer, il est donc indispensable de séparer, dans l’analyse de la production, les parts dues respectivement aux méthodes culturales, à la qualité génétique du matériel mis à l’épreuve et aux conditions de pollinisation. » 1610

Ici encore, la fonction de la modélisation intégrale, fragmentée et vérifiée par simulation, est bien de permettre une analyse crédible de résultats empiriques enchevêtrés et dont les paramètres de contrôle sont inconnus ou non connus de façon suffisamment précise et quantitative. Il s’agit d’orienter la tâche de l’agronome et de l’améliorateur vers des indicateurs tout à la fois biologiques et quantitatifs plus sûrs, et qui leur donneront une prise plus efficace et plus rigoureuse sur les phénomènes complexes du vivant. Si la simulation est une reconstruction pas à pas, c’est pour permettre de « séparer ». La synthèse ne se fait donc pas au détriment de l’analyse. Bien plutôt, la synthèse simulante, directement fondée sur le dispositif logico-mathématique, devient une vérification de l’analyse mathématique et logique préalable. Comme on l’a vu, des simulations intermédiaires peuvent et doivent d’ailleurs intervenir localement avant la simulation intégrale, dans la mesure où il faut tâcher de valider les sous-modèles mathématiques, à leurs niveaux, un par un et les uns après les autres, avant de les combiner logiquement par le programme informatique.

Notes
1608.

[Reffye (de), Ph., Parvais, J.-P., Mossu, G. et Lucas, P., 1978], p. 264. Dès 1949, on s’aperçoit que parmi les usagers de la méthode de Monte-Carlo, il y a un consensus (dont Naylor et Balintfy se feront l’écho ensuite en 1966) sur l’évolution des usages de cette méthode : on serait passé d’un usage de la méthode comme technique de résolution numérique stochastique de problèmes formalisés de façon déterministe (avec les travaux de von Neumann, Ulam et Metropolis) à son usage comme technique de traitement de problèmes directement stochastiques. Voir [Marshall, A. W., 1954]. En fait, dès l’origine, il est possible d’interpréter le recours à cette technique également dans ce deuxième sens. Ce qui montre son ambivalence originelle et sa difficulté à entrer dans les catégories épistémiques classiques.

1609.

[Reffye (de), Ph., Parvais, J.-P., Mossu, G. et Lucas, P., 1978], p. 264.

1610.

[Reffye (de), Ph., Parvais, J.-P., Mossu, G. et Lucas, P., 1978], p. 273.