L’achat du tout nouveau modèle d’HP : un enjeu financier, humain et technique

Par ailleurs, il faut considérer que ce travail assez complexe sur le cacao n’aurait pu voir le jour si la station de Bingerville n’avait pas disposé en permanence de son propre calculateur. En 1978, J. Snoeck a laissé sa place de chef de la Division de génétique de l’IFCC en Côte-d’Ivoire à l’ingénieur agronome, et créateur de l’Arabusta, J. Capot. Ce dernier, comme son prédécesseur d’ailleurs mais de façon plus décisive, sent l’importance et l’urgence qu’il y a à disposer à demeure d’un matériel de calcul automatique performant, notamment pour la poursuite des recherches sur le café entreprises par de Reffye. Il va donc céder à ses instances et il va faire franchir le pas à la direction de l’IFCC 1611  : à partir de 1978, la station de Bingerville disposera d’un calculateur HP 9825 acheté aux frais de l’IFCC 1612 . Mais cet achat coûteux n’a pas été sans quelque contrepartie pour de Reffye. C’est notamment une des raisons pour lesquelles on peut a posteriori expliquer la dispersion de son travail à cette époque, alors même qu’il œuvrait déjà intensément à sa thèse d’Etat. En effet, connaissant le montant, relativement élevé pour un seul chercheur, de cet investissement en matériel, et connaissant les missions pragmatiques de l’IFCC, on comprend que de Reffye n’ait pas eu par la suite le loisir de se consacrer tout seul et à temps plein à l’unique problème de la modélisation du caféier, celui qui deviendra son sujet de thèse. Au vu d’un tel investissement financier consenti par l’IFCC, c’était en effet la moindre des choses que de lui demander en contrepartie qu’il mette aussi à la disposition de ses collègues les performances de ce matériel. De Reffye était avant tout un ingénieur. Cette réciprocité de sa part était donc plus ou moins expressément attendue par la direction. De Reffye s’en faisait de toute façon lui-même un devoir. Mais comme il avait été l’un des seuls à faire véritablement l’effort de se former, sur le tas, à l’emploi délicat de ce genre de machine et à sa programmation, cela signifiait que c’était tout à la fois lui-même et son appareil qui devaient se mettre au service des projets des autres ! En quelque sorte, comme dans tous les secteurs où la compétence informatique devenait rare à mesure que les possibilités de la technique se développaient, c’était d’abord lui même qui devait fonctionner en « temps partagé » et non la seule machine, comme c’était en revanche déjà le cas à la même époque chez les physiciens ou les gestionnaires utilisateurs de grands calculateurs. C’est en quoi l’on peut aussi mieux comprendre que, tout en travaillant à sa propre thèse dans le contexte de l’IFCC, de Reffye n’a en fait jamais cessé de jouer le rôle d’un ingénieur de recherche à part entière pour ses collègues.

La technologie du HP 9825
La technologie électronique du calculateur HP 9825 bénéficie des avancées qui sont intervenues dans les semi-conducteurs au cours des années 1960. Comme dans le HP 9820, mais à un niveau plus intégré, le processeur 16 bits, doté d’une horloge à 8Mhz et de fabrication HP emploie la nouvelle technologie des transistors dits NMOS. Il s’agit d’une technologie dans laquelle l’effet transistor ne se produit plus à la surface des semi-conducteurs comme c’était en revanche le cas pour les premiers transistors de type Shockley. La technique Metal-Oxyde Semi-conductor (MOS) ne présente donc plus l’inconvénient d’exiger une qualité de surface parfaite et permet en retour une plus grande intégration des circuits logiques en bits par unité de surface 1613 . Les 16 bits du processeur représentent en effet ici le nombre de portes logiques qui y sont intégrées : à chaque bit ou porte logique correspond une fonction logique élémentaire. Dans le cas du HP 9825 et à la différence du HP 9820, pour augmenter la vitesse, le processeur est en quelque sorte réparti. Il est conçu autour de trois puces ou « chips » hybridées entre elles avec des petits circuits et dont l’une (Binary Processor Chip) dirige les deux autres (Input Output Chip, dotée de 12 micro-instructions, et Extended Math Chip, dotée de 15 micro-instructions). La puce principale reconnaît pour sa part 59 micro-instructions. On peut comparer cela aux 75 micro-instructions que le processeur unique du HP 9820 pouvait reconnaître. Il y a donc un choix nouveau dans l’architecture du processeur qui manifeste une volonté de spécialisation et de répartition du calcul en différents types de processing dès la structure matérielle. Enfin, dans le HP 9825, les adresses sont codées sur 15 bits et peuvent donc renvoyer à 64 kilo-octets de mémoire. En version de base, la mémoire morte (Read-Only Memory : ROM) est de 24 kilo-octets et la mémoire vive (Random-Access Memory : RAM) de 8 kilo-octets environ (en fait 6844 octets) 1614 .
Il est intéressant de noter qu’en 1976, HP a hésité à donner le nom de « computer » à cette machine. La firme américaine a en fait d’abord opté pour la dénomination de « programmable calculator ayant des capacités similaires à celles d’un computer »en modifiant ainsi légèrement l’appellation qui lui était habituelle pour ce genre de machine depuis 1968 : « desktop calculator ». Les responsables du marketing de HP ont ainsi voulu signaler que cette machine pouvait être employée par une personne a priori « peu entraînée » en ces matières. C’est dire combien, dans l’esprit des gens, le terme de computer était encore principalement réservé à des machines lourdes, compliquées et exigeant des équipes techniques de physiciens et d’électroniciens qualifiés. Mais d’autre part, comme le rapporte D. Hicks, l’historien de la firme HP, l’introduction sur le marché américain d’une nouvelle machine portant le nom de computer devait préalablement faire l’objet d’une demande d’autorisation (difficile à obtenir) auprès du Département de la Défense, étant entendu que la divulgation et la mise à disposition de tels engins semblaient une affaire particulièrement sensible du point de vue militaire 1615 . En fait, dès 1977, la machine est vendue avec un manuel qui la présente comme un « desktop computer ». Et, dans le catalogue HP de 1977, la firme ne cache pas sa volonté de la faire entrer en concurrence avec ce que l’on appelait à l’époque des « mini-computers ». On y lit qu’« elle est conçue principalement à destination de l’ingénierie, de la recherche et des statistiques » 1616 .

Pour ce qui est du HP 9825 proprement dit, il s’agit d’une version nettement améliorée du HP 9820 (voir encadré), modèle de calculateur dont de Reffye a disposé jusqu’alors depuis 1976 grâce à la générosité des physiciens de la faculté d’Abidjan. C’est le HP 9825 qui a entre-temps remplacé le modèle 9820, cela à partir de 1976. Le clavier est devenu un véritable QWERTY, conforme au modèle anglo-saxon des claviers de machine à écrire. L’écran dispose de 32 diodes électroluminescentes au lieu de 16. Alors que le HP 9820 fonctionnait encore avec un lecteur de cartes perforées, le HP 9825 propose un lecteur de cassette magnétique capable de stocker jusqu’à 250 kilo-octets de données et de programmes. Le langage de programmation HPL bénéficie de son côté de nombreuses innovations qui le font se rapprocher du langage Basic. Il devient notamment possible de définir des tableaux de données, c’est-à-dire l’équivalent de vecteurs ou de matrices, pour peu que l’on ait auparavant défini leurs dimensions maximales avec l’instruction DIM (exemple : « DIM N[10,15] » pour la préparation en mémoire vive d’un tableau de 10 lignes et 15 colonnes de chiffres). Or, de Reffye va tout de suite sentir l’utilité de cette nouvelle fonctionnalité pour son programme de 1978 puisqu’il va se servir de cinq matrices de ce genre. Les limites de ces définitions de tableau comme du programme en mémoire ne dépendent que de la mémoire vive (RAM 1617 ) alors disponible : 6844 octets pour la version de base, et jusqu’à 31420 octets pour les versions optionnelles. Pour sa part, le programme de de Reffye fait 2200 octets et sa liste (qui est publiée encore dans son intégralité) occupe 74 lignes. Donc, même si ce programme paraît assez court et simple, il occupe déjà près d’un tiers de la mémoire vive de base. Il est donc essentiel de comprendre que sans cet instrument, l’équipe de de Reffye n’aurait pu mener à bien ses simulations pas plus que de Reffye lui-même n’aurait eu l’idée de les concevoir.

Notes
1611.

En 1979, au début du mémoire de sa thèse d’Etat, de Reffye remerciera personnellement J. Capot pour son implication dans cet achat décisif.

1612.

Un tel achat représentait en effet un investissement assez lourd. Dans la fiche technique du HP 9825 disponible sur le site du HP Museum, on trouve que le prix de base du HP 9825 était de 5900 dollars en 1976. La table traçante coûtait pour sa part 485 dollars. Voir [Hicks, D., 1995-2002], plus précisément : http://www.hpmuseum.org.hp9825.htm .

1613.

Voir sur ce point [Ramunni, G., 1989], p. 146.

1614.

Pour ces données techniques, nous nous sommes notamment appuyé sur [Hicks, D., 1995-2002], http://www.hpmuseum.org.hp9825.htm .

1615.

Voir [Hicks, D., 1995-2002], http://www.hpmuseum.org.hp9825A.htm .

1616.

Cette phrase est tirée du catalogue HP de 1977, section « Calculators and Peripherals », p. 528. On trouve une reproduction partielle de ce catalogue et une reproduction intégrale du manuel de spécification du HP 9825 sur le site de D. Meier qui lui est entièrement dédié [Meier, D., 2003].

1617.

Random Access Memory.