Un troisième transfert de méthodes venues de la recherche opérationnelle

Dans l’article de 1980, ce transfert de concepts et de méthode est opéré par de Reffye de la façon suivante. Tout d’abord, dans l’introduction, il énumère distinctement les cinq questions que l’agronome peut légitimement se poser et chercher à résoudre :

‘« Le présent travail se propose d’établir une méthode de calcul précise du trafic des insectes pollinisateurs du cacaoyer et de répondre aux questions suivantes :’ ‘1° Quels sont les insectes responsables de la pollinisation en Côte-d’Ivoire ?’ ‘2° Combien d’insectes visitent une fleur en une heure à une période déterminée ?’ ‘3° Combien de temps restent-ils dans la fleur ?’ ‘4° Quelle est la proportion de ces insectes qui passe effectivement sur les styles de fleurs ?’ ‘5° Avec quelle probabilité cèdent-ils du pollen s’ils en ont ?’ ‘Les quatre dernières questions peuvent être résolues par la théorie des files d’attente bien connue dans les méthodes de la ‘recherche opérationnelle’. Nous espérons ainsi proposer une méthode efficace et facile d’emploi pour évaluer le trafic et l’efficacité des insectes pollinisateurs du cacaoyer. » 1621

La première question peut en effet être réglée au moyen de techniques de prélèvement de fleurs, de reconnaissance et de décompte direct (au microscope) de tous les insectes présents dans ces fleurs. Dans une première section qui suit immédiatement l’introduction, l’article expose les pourcentages mesurés. C’est donc bien en ayant la première question en tête que l’équipe de de Reffye extrait les seules données accessibles qu’il lui faut ensuite analyser. Il en résulte un tableau de fréquences des insectes, par espèces, dans les fleurs. Cette « donnée » empirique rend compte des insectes capturés à un moment donné mais pas de leur trafic ni de leur durée de stationnement. Tout l’enjeu est donc bien de partir de la réponse à la première question, qui est de source assez directement empirique, pour savoir si l’on peut répondre aux quatre suivantes qui, elles, semblent exiger une analyse de ces données globales. Là encore la modélisation intervient lorsque les méthodes de mesure ou d’expérimentation ne peuvent accéder directement aux paramètres les plus décisifs pour la compréhension des phénomènes et leur contrôle futur. À partir de données extraites sur des instantanés en quelque sorte, il faut tâcher de reconstituer les scénarios temporels qui y ont conduit. Dès l’introduction, de Reffye annonce, mais sans le montrer à ce niveau-là, que c’est aux méthodes de la « recherche opérationnelle » d’offrir des solutions à ces questions. Or, cela peut paraître surprenant puisque jusqu’alors, et de façon assez consensuelle, la recherche opérationnelle avait été définie de la façon suivante : tout type d’étude d’un organisme ou d’une organisation comportant des interactions multiples entre hommes et machines 1622 . La recherche opérationnelle est en ce sens très proche d’une technique scientifique de gestion et de régulation de toute forme d’action humaine complexe et d’envergure : que ce soit une bataille navale, un conflit aérien et/ou terrestre, une entreprise au sens large ou strict, de production de biens marchands ou autre. Il est donc important de se pencher sur cet article d’agronomie en se demandant notamment dans quelles conditions il justifie ce qu’il faut bien qualifier ici de transfert de méthode d’un champ d’étude technico-humain à un champ biologique ou écologique. Mais avant de nous intéresser plus particulièrement aux justifications apportées pour ce transfert, nous pouvons déjà noter que c’est la première fois qu’une telle liste de questions est explicitement établie au début d’un article dont de Reffye est un co-signataire. Il faut sans doute dès maintenant voir là une certaine imprégnation des méthodes de l’ingénieur en recherche opérationnelle dans les méthodes de l’agronome améliorateur. De façon générale, à l’issue de nombreuses réunions préalables avec les membres et collaborateurs de l’entreprise dont l’ingénieur doit analyser le comportement logistique (ou autre), il lui faut en effet mettre au jour une série de questions bien identifiées susceptibles d’être résolues par le programme de modélisation qu’il va proposer. Comme dans toute activité d’ingénierie, il faut un accord collectif préalable sur le « cahier des charges » que devra remplir le produit fini, c’est-à-dire sur les performances finales qui devront a priori caractériser le produit conçu par les ingénieurs. Dans le cas de la recherche opérationnelle, la différence tient au fait que ce que les ingénieurs « fabriquent » 1623 consiste non en un produit matériel mais en un « modèle » de nature mathématique et logique.

Comment alors est justifié ce transfert de méthodes et de concepts ? Pour l’agronome, au vu de ce qui est énoncé successivement dans l’article, il faut d’abord considérer le fait qu’un insecte visite une fleur comme étant assimilable au passage d’un client à une station qui lui délivre un service. Cette assimilation que l’on pourrait juger quelque peu anthropomorphique ne pose pas de problème puisqu’elle se produit en fait sans cesse dans la recherche opérationnelle dès ses débuts. Le terme de « client » par exemple est indifféremment employé pour désigner un homme, une matière première, une voiture, un camion venant livrer sa marchandise, un appel téléphonique arrivant à un standard ou un produit semi-fini se déplaçant sur une chaîne de production 1624 . Cette indétermination native dans le terme de « client » propre à la recherche opérationnelle tient au fait que ce concept ne tienne justement compte que de ce qui semble universel dans tous les phénomènes de files d’attentes (Queuing Systems en anglais) : des entités individuelles ayant affaire à une gestion du temps particulière uniquement liée au fait qu’elles doivent se trouver pendant un certain temps (« durée de stationnement ») à un certain endroit (à la « station » délivrant ou se faisant délivrer le « service ») et que d’autres entités de même type sont en concurrence avec elles pour cela. Le type de service lui-même n’a pas besoin d’être spécifié. Aussi Maurice Girault, professeur à l’Institut de Statistiques, avait-il précisé de son côté que « tous ces cas se ramènent au schéma mathématique suivant : des mobiles M arrivent d’une manière aléatoire à un poste où ils doivent subir chacun une certain opération ou ‘service’, après quoi ils s’éloignent ou disparaissent du système » 1625 . Le seul véritable transfert de « concept » que l’on peut repérer ici tient au fait que l’insecte peut être considéré comme une entité individuelle présentant effectivement les caractéristiques universelles que nous avons explicitées.

Il ne s’agit donc pas réellement d’un transfert de concept qui impliquerait par exemple une « réduction » du vivant au technique ou au mécanique ni non plus d’une « promotion » de l’insecte à l’humain, puisque, dans le formalisme des files d’attentes, les motivations des clients sont justement mises de côté dès le départ pour ne plus mettre en avant que les phénomènes temporels. Sinon, il ne serait pas possible de traiter de la même manière, de façon conjointe et dans un même modèle les mouvements des artefacts ou des objets en général, et les mouvements des hommes, ce qui était pourtant l’objectif originel et principal de ces méthodes, notamment pendant la seconde guerre mondiale. C'est bien en effet d’une entreprise rationnelle d’homogénéisation des acteurs humains et des choses dont la recherche opérationnelle témoigne, dès ses débuts. À travers ses concepts et en vue d’une modélisation unifiée, les phénomènes humains de conscience (les motivations par exemple), aussi bien que les raisons fonctionnelles (physiologiques) propres aux phénomènes biologiques, y sont d’abord nivelés. Appliquer les concepts de la théorie des files d’attente au comportement des insectes ne constitue donc pas véritablement un déplacement du champ d’étude. On choisit ce faisant de faire abstraction de la raison ou de la cause physiologique qui incite tel type d’insecte précis à avoir tel type précis de comportement. C’est, si l’on veut, une forme de béhaviorisme appliqué à l’insecte. Toujours est-il qu’un tel transfert de la recherche opérationnelle à la modélisation du comportement des insectes n’a pas semblé exiger une réelle justification aux yeux de de Reffye puisqu’il le considère comme évident. De notre point de vue, cette absence de justification indique bien que de Reffye, sur ce point précis, fait pleinement et naturellement fond sur les attendus de son époque au sujet de la méthode des modèles isomorphes telle qu’elle est largement préconisée depuis l’avènement de la cybernétique (en particulier dans les sciences du comportement où seuls des actions simples et des flux interviennent 1626 ).

Notes
1621.

[Reffye (de), Ph., Parvais, J.-P., Coulibaly, N. et Gervais, A., 1980], p. 83.

1622.

En 1954, Ellis A. Johnson, alors directeur du Bureau de la Recherche opérationnelle auprès de l’Université Johns Hopkins, la définit ainsi : « La recherche opérationnelle consiste à préparer plusieurs solutions en vue du fonctionnement d’organismes mettant en jeu des hommes et des machines et à comparer la valeur de ces solutions », [Mc Closkey, J. F. et Trefethen, F. N., 1954, 1957], p. 6. En 1961, suivant les suggestions de A. Kaufmann, R. Faure et ses collègues la définissent de façon assez similaire : « Si, comme le propose M. Kaufman [référence à l’ouvrage ‘Méthodes et modèles de la recherche opérationnelle’, Dunod, 1959 d’Arnold Kaufman, alors mathématicien et professeur à l’Université de Louvain], on convient d’appeler phénomènes d’organisation ceux qui incluent les relations actives entre hommes, produits et machines (ces mots étant pris au sens large), il ne serait pas déraisonnable de nommer les mathématiques ‘insolites’ (le qualificatif est de M. Guilbaud) qu’utilise continuellement la recherche opérationnelle : mathématiques des phénomènes d’organisation […] Finalement, la recherche opérationnelle apparaît comme l’ensemble des méthodes d’analyse scientifique des phénomènes d’organisation », [Faure, R., Boss, J.-P. et Le Garff, A., 1961, 1967], pp. 10-11. Dans le dernier ouvrage collectif auquel Robert Faure a participé, et qui est paru l’année de sa mort (1986), la recherche opérationnelle devient plus largement « l’application de la méthode scientifique à la préparation des décisions économiques et d’organisation », [Alj, A. et Faure, R., 1986], p. 7. La préface d’où est extraite cette dernière définition est d’ailleurs une attaque en règle aussi bien de la micro-économie spéculative que de l’économétrie théorique au profit de la recherche opérationnelle alors décrite comme un « art » à visées « concrètes » et de nature « essentiellement pluridisciplinaire », [Alj, A. et Faure, R., 1986], p. 9 .

1623.

Le terme est employé par [Faure, R., Boss, J.-P. et Le Garff, A., 1961, 1967], p. 15.

1624.

Voir les exemples donnés dans [Girault, M., 1959], p. 39, [Faure, R., Boss, J.-P. et Le Garff, A., 1961, 1967], pp. 53-64 et le premier essai de classification des différents objets d’étude pour la recherche opérationnelle dans [Mc Closkey, J. F. et Trefethen, F. N., 1954, 1957], p. 22.

1625.

[Girault, M., 1959], p. 39.

1626.

Pour les sciences de la forme, comme on commence à le comprendre, le formalisme cybernétique (boucles de rétro-contrôles, formalisation des flux en cycles ou ouverts…) se révèle en revanche moins directement pertinent.