Relativité des échelles et rôle de la modélisation

Cependant, au début de son article, de Reffye ne rappelle pas d’emblée l’esprit de la méthode particulière qu’il a pourtant déjà en vue. Exposant d’abord les résultats empiriques qui ont été appelés par la première des cinq questions du « cahier des charges », il exprime un soupçon au regard de ce que ces premiers résultats globaux pourraient nous faire immédiatement conclure. C’est là seulement qu’il justifie à proprement parler l’introduction de la « théorie des files d’attente » :

‘« On peut donc conclure que dans la première station, ce sont les Cécidomies et que dans la deuxième station, ce sont les Thrips qui assurent la majeure partie de la pollinisation des cacaoyers, si l’on se base uniquement sur le critère du nombre d’insectes par fleur. Nous verrons qu’il y a lieu de modifier cette première appréciation d’après le point de vue de la théorie des files d’attente. » 1627

Dans ce cas-là, avec l’emploi de la notion de « point de vue », il apparaît clairement que l’introduction d’un formalisme mathématique est censé « redresser » l’image que l’on avait du phénomène à partir des seules mesures directes accessibles. Or, comme dans les travaux antérieurs de de Reffye, ce redressement n’est pas tant un traitement de données ou un traitement aveugle de l’information qu’un véritable travail d’hypothèse et de calibrage de modèles explicatifs des micro-événements impliqués. Il va s’agir d’interpréter ce que l’on mesure non plus comme des données élémentaires, mais au contraire comme des données macro-événementielles résultant elle-même de l’interaction des micro-événements supposer exister au niveau des destins individuels des insectes. Notons ici que, dans ce cas de figure, la supposition de l’existence d’un tel niveau n’est pas choquante : elle est directement suggérée par l’expérience sensible immédiate et quotidienne : par une observation, on voit des insectes arriver sur les fleurs et en partir. On sait d’autre part qu’ils n’y vivent pas, qu’ils n’y font que passer, etc. On ne peut dire qu’il s’agisse d’une hypothèse théorique ni même d’un modèle spéculatif, mais plutôt d’un modèle intuitif. Ce qui est copié est donc ici ce qui est facilement reconnaissable.

Toutefois il s’agit d’un retour a priori étrange sur les hypothèses des modélisations antérieures mais qui peut se comprendre si l’on prend conscience du fait suivant : dans l’article de 1977, le niveau micro-événementiel était originellement la distribution des « passages efficaces » d’insectes pollinisateurs quelconques en fonction du nombre de grains de pollen. Ce niveau devenait trop inutilement microscopique pour l’article de 1978 qui se concentrait alors davantage sur l’aval du processus : la fructification et donc le rendement en fèves. La considération de la résultante de cette distribution (la distribution totale de grains de pollen par style) suffisait donc amplement et c’était elle qui jouait alors le rôle de micro-événement au regard du macro-événement résultant : la courbe de rendement. Les insectes et leurs diversités pouvaient être oubliés sans dommage grâce à une certaine myopie de la modélisation due elle-même à la distance ou à la profondeur trop grande de l’intervention de ces facteurs dans la résultante qui intéressait alors. Mais, dans l’article de 1980, il se passe quelque chose de directement symétrique. Alors que les chercheurs se penchent à nouveau sur l’amont du processus, ils considèrent le micro-événementiel de 1977 comme macro-événementiel, c’est-à-dire comme mettant en œuvre et nous masquant l’action de facteurs mal connus encore à découvrir : c’est la distribution des « passages efficaces » qui devient le phénomène macroscopique à expliquer et à analyser par des micro-événements. Si bien que se confirme encore une fois l’idée que, dans une modélisation de ce type, l’échelle des phénomènes n’est pas définie en soi mais qu’elle dépend premièrement de ce qui est directement connaissable et mesurable, deuxièmement de la question que l’on se pose à son sujet, et, troisièmement, de la prise tant empirique que théorique que l’on peut ou que l’on imagine pouvoir avoir sur les facteurs (encore mal connus) qui sont supposés contribuer à ce qui est globalement mesurable. Le dogme perspectiviste, maintes fois invoqué par ailleurs dans l’école de modélisation française, selon lequel la nature du modèle dépend avant tout de son objectif pragmatique est certes encore présent, dans cette épistémologie du modèle à visée de réplication. Mais il est relégué au second plan.

Notes
1627.

[Reffye (de), Ph., Parvais, J.-P., Coulibaly, N. et Gervais, A., 1980], p. 85.