Bilan sur les prolongements des premières modélisations du caféier et du cacaoyer

Mais auparavant, dans ce dernier paragraphe, nous essaierons de répondre aux questions que nous nous posions au début de chapitre de manière à former un bilan. La première portait sur la réalité du caractère réellement opérationnel de ces modélisations fractionnées. La seconde évoquait la réception plus large qu’ont pu connaître ces travaux d’application, dans la communauté des agronomes, à la fin des années 1970.

Tout d’abord, nous avons pu constater que, tant pour les recherches menées sur le caféier que pour celles menées sur le cacaoyer, les collègues directs de de Reffye à l’IFCC ont immédiatement considéré qu’ils disposaient là d’un outil d’investigation et de sélection indéniablement efficace. Les travaux de J. Snoeck sur l’impact des engrais en témoignent. Toutefois, ils se sont appropriés les travaux de de Reffye d’une façon toute personnelle et sélective, notamment en ré-infléchissant leur usage vers l’utilisation plus classique (calculatoire) des modèles mathématiques fonctionnels propres à la biométrie de tradition française, en particulier depuis Georges Teissier et ses modèles allométriques. Il serait cependant tout aussi juste de dire que, dans le cas précis du cacaoyer auquel nous pensons, l’approche par modélisation fractionnée et par simulation prédisposait d’elle-même à cette interprétation minimale : comme nous l’avons vu avec les travaux de G. Mossu et al. (1981), elle a finalement contribué directement à démontrer sa propre inutilité pour l’évaluation des rendements. Encore fallait-il cependant en passer par la simulation pour pouvoir se payer le luxe de se priver d’elle en quelque sorte. Car cette abstraction a posteriori n’a pu se fonder que sur la claire prise de conscience des détails (les micro-événements) restitués et mis auparavant en scène dans la simulation. C’est à cette seule condition en effet que l’abstraction mathématique a pu procéder ensuite de façon réellement argumentée, en introduisant une formulation analytique globale qu’on aurait sans doute été bien en peine d’imaginer avant le travail de simulation.

Quant aux innovations conceptuelles auxquelles de Reffye s’est livré dans ces travaux d’application, du point de vue de la modélisation mathématique, la principale a consisté à poursuivre le « pillage » des méthodes de la recherche opérationnelle au profit de l’agronomie en insérant des sous-modèles à processus poissonien pour représenter la visite des insectes dans les fleurs. Cependant, même dans la simulation intégrale de la pollinisation de 1980, les processus poissoniens ne sont pas réellement simulés tels quels, car les insectes ne sont pas pris un à un dans leurs destins singuliers. Dans son programme en HPL, de Reffye considère en fait seulement la « loi d’arrivée » globale que génère un processus de type poissonien afin de pouvoir évaluer le nombre et le type d’insectes ayant visité une fleur pendant la durée de vie de cette fleur. Cela lui suffit. Il n’est donc pas besoin de recourir à une simulation aléatoire proprement dite comme celle qui intervenait en revanche dans le premier travail de 1977 sur la pollinisation 1653 . Pourtant, comme nous le verrons par la suite, dans son deuxième modèle de croissance du caféier, dès 1977 (donc à peu près à la même époque), de Reffye donne précisément le beau rôle à cette approche par simulation aléatoire dans ses programmes. Nous aurons donc l’occasion de nous interroger sur ce choix pour l’aléatoire qui, apparemment, ne lui a pas toujours semblé nécessaire.

Pour ce qui concerne la réception hors de l’IFCC de ces premiers travaux de recherche, le constat que l’on peut en faire est plutôt mitigé voire négatif. Jusqu’en 1981, de Reffye a publié l’essentiel de ses articles dans la seule revue de l’IFCC : Café, Cacao, Thé. Or, elle est principalement à usage interne. Ses articles sont exclusivement en français. Son contenu est certes relayé par les Current Contents. Mais, comme nous l’avons vu, en tant que revue officielle de l’IFCC, sa ligne éditoriale la voue quasi-exclusivement à la communication de solutions techniques ponctuelles sans que la recherche de solutions générales ni donc de formalismes nouveaux, que ce soit à destination de la biologie ou de l’agronomie, soit valorisée, au contraire. En conformité avec le statut et la mission propres à un organisme semi-public tel que l’IFCC, c’est une revue nationale essentiellement technique, qui a pour mission constante de faire le pont, de tisser des liens entre techniciens, agronomes, producteurs, torréfacteurs, industriels et économistes des branches considérées. À notre connaissance, pendant les années 1970 et à la suite de ses premières publications, de Reffye ne rencontrera d’ailleurs pas d’autres échos que ceux de ses collègues immédiats ou bien que ceux des professeurs ou chercheurs de métropole qu’il connaissait déjà (Yves Demarly, Sadi Essad).

À la décharge de de Reffye, il faut également savoir que, pour deux raisons principales, il n’était alors pas dans la tradition de l’IFCC d’inciter ses chercheurs à publier dans des revues scientifiques de rang international : tout d’abord parce qu’en tant qu’institut dédié à la recherche appliquée, cela n’avait pas grand sens d’encourager de telles publications dès lors que les objectifs de recherche semblaient a priori différents de ceux de la recherche fondamentale ; ensuite, parce qu’en tant qu’institution semi-privée, donc directement liée à la valorisation économique de productions agronomiques, l’IFCC ne cherchait pas systématiquement à donner une information qui aurait pu profiter à ses concurrents 1654 .

Ainsi, autant de Reffye a-t-il pu bénéficier de la grande autonomie que lui laissaient ses collègues, tout au moins à ses débuts, autant a-t-il pu également bénéficier du soutien de J. Snoeck puis de J. Capot ainsi que des possibilités financières de son institution (notamment avec l’achat du HP 9825), autant a-t-il dû néanmoins payer en retour cette indéniable liberté par un assez fort isolement à l’égard de la communauté des agronomes et des chercheurs en arboriculture et foresterie de métropole ou d’ailleurs. Les colloques internationaux auxquels l’IFCC lui a permis de participer étaient eux-mêmes essentiellement axés sur les diverses techniques d’amélioration des traitements du café ou bien du cacao, sans qu’il y ait de possibilités, par exemple, d’y présenter et d’y concevoir publiquement une modélisation de la plante en général, c’est-à-dire dans ses caractères génériques et indépendamment de questions immédiatement utilitaires pour le sélectionneur.

Certes, c’est bien la précision et l’urgence de ces questions à visée pragmatique qui ont fait que de Reffye a d’abord eu une approche de type ingénieur, au contraire de Hisao Honda par exemple. Mais l’idée qu’il se faisait par ailleurs de la science expérimentale et du rôle que devaient y jouer les formalismes l’a néanmoins incité à avoir également une approche très en amont de la sélection variétale brutale (sélection qui se ferait au vu des seules performances globales). Il a donc été poussé à produire, à l’occasion de problèmes au départ très ciblés, des solutions de modélisation qui dépassaient de fait le cas par cas.

Comme nous allons le voir, c’est surtout à l’occasion de son travail de thèse, puis en discutant avec des botanistes plus aguerris, que de Reffye va réellement prendre conscience du potentiel que recèle son approche pour une science biologique que l’on pourra alors juger plus fondamentale, parce que plus universaliste, principalement en ce qui concerne la représentation des plantes et de leur dynamique de croissance.

Notes
1653.

[Parvais, J.-P., Reffye (de), Ph. et Lucas, P., 1977].

1654.

Cette précision nous vient de notre entretien avec Hervé Bichat [Bichat, H. et Varenne, F., 2001], p. 11.