Une motivation nouvelle pour la thèse d’Etat : le réalisme botanique

Cette question nouvelle qui sera à même de légitimer ces travaux de thèse lui vient en fait à la suite d’une insatisfaction qu’il ressent rapidement face à son modèle de croissance cinétique et déterministe de 1976, alors même que ce dernier répond déjà à plusieurs des attentes de ses collègues comme de son chef direct, J. Snoeck. Dans les caféiers réels en effet, on observe une assez forte irrégularité, plus précisément une variabilité dans les durées de vie des nœuds, quel que soit leur type. C’est même une des plantes qui se trouve manifester le mieux ce genre d’irrégularité. D’où la suggestion de prendre en considération cette variabilité pour faire produire à l’ordinateur une représentation plus fidèle architecturalement aux cas individuels réels rencontrés en champ. De Reffye n’oublie pas que, même s’il a simulé leur croissance de façon chronologique (donc de façon réaliste dans cette dimension temporelle), il n’a considéré en fait que les durées de vie moyennes des événements affectant tour à tour les nœuds de l’arbre. Il se trouve que, par chance, cette première approche par la moyenne suffisait et convenait quand même très bien dans le cas étudié parce que, eu égard à la stabilité du climat subtropical de la Côte-d’Ivoire, le caféier ivoirien manifeste globalement une grande continuité dans sa croissance 1655 , malgré sa forte tendance à la dispersion autour des moyennes. Mais, comme de Reffye se familiarise en même temps et par ailleurs avec les processus stochastiques, notamment avec ses travaux sur la pollinisation du cacaoyer, il lui paraît naturel et tentant de tâcher de complexifier la représentation architecturale de la croissance du caféier en usant de ces mêmes processus afin de la rendre plus réaliste d’un point de vue botanique. En 1978, ces nouveaux travaux sur une modélisation stochastique de l’architecture du caféier sont bien avancés quand de Reffye s’en ouvre finalement à Yves Demarly 1656 . Demarly lui répond tout de suite qu’il ne voit pas d’objections à tâcher d’en faire un travail de thèse. Il accepte ce faisant d’en être à nouveau le directeur.

Cependant, en 1978, un événement particulier dans la vie de de Reffye va donner une assise encore plus générale au contenu initial de ce projet de thèse. Car c’est une rencontre avec Francis Hallé et avec ses travaux qui va finalement l’orienter de façon décisive vers une extension opportune de la simulation initiale de la seule croissance architecturale du caféier à la simulation de la croissance de la quasi-totalité des plantes répertoriées, cela au regard du nouveau concept proposé alors par Francis Hallé lui-même et par Roelof A. A. Oldeman, son collègue néerlandais : le concept de « modèle architectural ». Sadi Essad, qui suit toujours de loin à ce moment-là les travaux de de Reffye, connaît en effet personnellement Francis Hallé. Grâce à lui, de Reffye est donc mis en contact avec ce professeur de botanique de la faculté d’Orsay. C’est une véritable révélation 1657 pour de Reffye car il voit qu’il se trouve face à quelqu’un, un botaniste, qui peut comprendre son intérêt pour la visualisation des plantes, à la différence peut-être de ses collègues agronomes, et qui peut donc admettre que travailler à représenter visuellement des plantes ne signifie pas nécessairement sacrifier à la rigueur scientifique d’une approche quantitative ou formelle. De plus, il pressent que les programmes informatiques qu’il est d’ores et déjà capable de faire fonctionner pourront retrouver, sans grosses difficultés, la formalisation de Hallé encore toute classificatoire mais fondée sur une approche morphogénétique elle-même centrée sur la croissance individuelle des méristèmes.

Or, il faut comprendre qu’en se promettant de travailler dans le sens d’une plus grande fidélité à la botanique mais aussi dans celui d’un plus grand réalisme figuratif, les recherches de de Reffye allaient logiquement se trouver en confrontation avec de tout autres traditions scientifiques que celles de l’agronomie quantitative. Comme nous le verrons par la suite, en prenant ce tournant décisif vers la modélisation réaliste mais non immédiatement pragmatique, ses recherches allaient devoir en effet se positionner par rapport à d’autres travaux, plus anciens, enracinés dans d’autres problématiques, que ce soit des travaux de botanique, de biologie mathématique ou de morphologie quantitative bien sûr, mais aussi de synthèse d’images végétales par ordinateur en informatique graphique. Alors même que de Reffye n’aura pas en fait bénéficié de la connaissance approfondie de toutes ces autres traditions plutôt théoriques que nous avons présentées dans les chapitres précédents, loin de là, son travail, peut-être par chance, mais aussi et surtout parce que sa problématique initiale (agronomique et opérationnelle) n’avait pas été la même que chacune de celles qui caractérisaient les autres traditions, ne sera pas complètement assimilable à d’autres. Comme nous avons déjà insisté plus particulièrement sur le statut qu’elles ont chacune conféré à l’ordinateur, mises à part les approches de l’informatique graphique sur lesquelles nous reviendrons au moment opportun et qui se sont développées en parallèle et en concurrence directe avec celle de de Reffye avant qu’elle ne converge vers elles, nous serons mieux à même de concevoir ce que l’approche de de Reffye aura de commun avec elles ou ce qu’elle présentera, au contraire, de spécifique. Nous allons donc exposer les choix techniques de de Reffye pour sa thèse de 1979 et les suites qu’ils ont pu avoir, notamment avec la création plus tardive mais décisive de l’Atelier de Modélisation de l’Architecture des Plantes (AMAP) en 1986. Cette création d’un laboratoire à vocation d’apparence relativement spéculative au sein de ce qui sera le CIRAD peut en effet paraître rétrospectivement très surprenante si l’on ne se donne pas auparavant les moyens de comprendre précisément en quoi les travaux sur ordinateur de de Reffye et de son équipe, malgré leur caractère au départ quelque peu improvisé et exclusivement pragmatique, se sont trouvés finalement non totalement réductibles aux travaux purement spéculatifs antérieurs et ont pu ainsi créer d’authentiques passerelles entre la botanique et la biologie théorique, d’une part, et la biologie expérimentale et l’agronomie, d’autre part. Ce qui confèrera à la simulation la capacité inédite de faire le pont entre les disciplines empiriques-pragmatiques et les disciplines théoriques-descriptives. La simulation abandonnera le seul usage calculatoire et théorique qui avait été prioritairement le sien jusqu’alors dans le domaine des plantes. Elle entrera ainsi définitivement sur le terrain. En se mesurant à lui et à sa complexité, elle pourra même passer pour ce que nous pourrions appeler une « expérience du second genre ».

Mais pour comprendre comment cette évolution a pu se produire, il nous faut d’abord revenir dans ce chapitre sur le sens de cette révolution botanique en quoi a consisté l’introduction du concept de « modèle architectural ». Car c’est bien à elle que l’on doit l’impulsion que de Reffye a reçue dans le sens d’une plus grande généralité pour ses modèles de simulation : ce qui allait le mettre directement en porte-à-faux tant à l’égard du discours entendu dans les écoles de biologie théorique (modéliser = abstraire pour universaliser) qu’à l’égard de celui des praticiens des modèles de terrain (modéliser = sélectionner une représentation perspective mono-formalisée pour une utilisation singulière).

En 1978, lorsque de Reffye rencontre Francis Hallé, cela fait déjà au moins huit ans que ce dernier et son collègue Oldeman ont proposé une avancée conceptuelle considérable à la botanique en introduisant le concept de « modèle architectural ». Pour bien comprendre en quoi il y a un intérêt pour de Reffye à intégrer ce nouveau concept dans sa propre approche de la croissance des plantes et saisir en quoi sa méthode de modélisation, déjà d’emblée tournée vers l’informatique et la visualisation, est alors précisément à même de prendre en charge une modélisation botanique d’abord exclusivement verbale et graphique, il convient de revenir sur la naissance singulière de ce concept et sur son apport en botanique.

Notes
1655.

Voir notre entretien [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001], p. 2.

1656.

Voir notre entretien [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001], p. 3.

1657.

Selon l’expression même qu’il emploie dans [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001], p. 3.