Naissance du concept d’« architecture végétative »

C’est à la fin des années 1940 que, sous l’impulsion des travaux du botaniste britannique Edred John Henry Corner (1906-1995), l’étude de l’architecture des plantes devient une discipline en soi. En fait, c’est dans le contexte plus particulier de la forêt tropicale de Bornéo et dans l’esprit d’une recherche tournée vers des questions de botanique évolutionnaire que Corner 1658 adopte le concept de « morphologie » puis celui d’« architecture » pour désigner d’abord les seules structures aériennes végétatives des arbres. Mais très vite, ce concept s’étendra à toutes les plantes, aux herbes et aux lianes comme aux systèmes racinaires 1659 .

Ce qui caractérise l’esprit de Corner est son attention renouvelée à l’individu végétal compris comme un tout. C’est en cela qu’il propose en quelque sorte un retour à l’approche morphologique goethéenne. Corner arrive à une époque où il lui semble qu’il faut réunifier la botanique 1660 . Elle s’est entre-temps morcelée en physiologie (associée à la biochimie), en morphologie (étude des caractères) et en taxonomie des plantes (classement). Certes, la physiologie des plantes s’est considérablement développée ; mais elle ne permet plus de comprendre les plantes dans leur généralité 1661 . Comme, d’autre part, les idées évolutionnistes, confirmées par les progrès de la génétique et la théorie synthétique, s’imposent de façon plus ferme, cette appréhension de la plante à l’échelle globale de l’individu devient nécessaire car la sélection opère en grande partie sur l’architecture totale de l’individu et sur les peuplements. C’est de cette nécessité dont témoignent les premiers travaux de Corner en architecture des plantes. Il s’agit donc, pour la botanique, de trouver un niveau biologique intermédiaire qui permette une intégration et une articulation des problématiques aussi bien physiologiques et morphologiques qu’écologiques et évolutionnaires.

À la fin des années 1960, les travaux du botaniste de l’ORSTOM Francis Hallé et de son collègue néerlandais, Roelof Arent Albert Oldeman 1662 , accentuent la sensibilité à ce niveau de questionnement écologique : ils conçoivent la forêt tropicale elle-même comme une totalité, dotée d’une certaine morphologie, et au cœur de laquelle des contraintes écologiques se manifestent. Pour eux, il existe donc une architecture de la forêt en tant que telle et pas seulement au niveau de l’arbre seul 1663 . D’autre part, il savent, comme Corner, que la forêt tropicale est un objet scientifique privilégié en ce domaine car elle est comme une partie totale dans l’ensemble des forêts : de par sa richesse à nulle autre pareille, son étude permet souvent des généralisations pertinentes et rapides. C’est pourquoi, bénéficiant des infrastructures de recherche en outre-mer de l’ORSTOM, si particulières à la France, Hallé et Oldeman sillonneront la forêt guyanaise. Et c’est dans ce contexte que naît le concept de « modèle architectural ».

Francis Hallé est au départ un élève du botaniste Georges Mangenot. Ce dernier fut professeur à la Sorbonne puis à la faculté d’Orsay. Dans les années 1930, Mangenot avait été lui-même un collègue et un collaborateur de Léon Plantefol. En 1933, ils firent paraître ensemble un influent Traité de cytologie végétale. Après la guerre, Mangenot fut nommé directeur du centre de l’ORSTOM d’Adiopodoumé. Il se spécialisa en botanique tropicale et s’orienta vers cette approche récente issue notamment des écologues américains et que l’on nommait l’écologie dynamique 1664 . Il apparaissait clairement, dès cette époque, que les botanistes devaient faire le voyage aux tropiques car la véritable variété végétale ne se trouvait nulle part ailleurs. Plus on s’approche de l’Equateur en effet, plus le nombre de plantes augmente. C’est en Côte-d’Ivoire que Mangenot, dans les années 1950, devint donc particulièrement attentif à la problématique des associations végétales. Et c’est par son intermédiaire qu’Hallé est envoyé à Adiopodoumé à partir de 1963. Il y sera d’abord chargé de recherche auprès de l’ORSTOM puis directeur de l’Institut de Botanique d’Abidjan.

À la Sorbonne, Hallé s’était pourtant d’abord spécialisé en micro-paléontologie et, notamment, dans l’étude des micro-fossiles. Il avait publié quelques travaux en ce domaine 1665 . Mais au cours, de ses études, il avait compris que c’était les plantes qui l’intéressaient le plus de par leur liberté et leur autonomie : elles ne demandent rien et s’acclimatent autant que possible aux conditions du milieu en y prélevant des choses très banales. Il leur trouvait ainsi une certaine magie. Il avait donc finalement infléchi son cursus vers la biologie végétale. Et il s’était inscrit en thèse à l’Université d’Orsay, auprès de Mangenot qui, entre-temps était devenu directeur de l’Institut de Botanique, aux côtés des botanistes Raymond Schnell et René Nozeran 1666 . À son arrivée en Afrique donc, et sur les traces de Mangenot, Hallé travaille d’abord sur la biologie et la morphologie de certains dicotylédones appartenant à la tribu des Gardéniées ou Rubiacées (genre tropical des Gardenia). Cette première recherche donne lieu à une publication de près de 150 pages dans les Mémoires de l’ORSTOM en 1967. Dans ce travail, Hallé adopte une approche de type encore nettement classique et linnéen : il se consacre à l’étude des plantes via la caractérisation de leurs seuls organes sexuels. Mais un certain nombre d’événements le conduisent déjà à changer de perspective.

En 1964, Mangenot, très occupé par ailleurs, tarde en effet à donner son avis sur le manuscrit de thèse et un an se passe sans qu’il ne donne de nouvelles 1667 . Dans cette difficile situation d’éloignement, Hallé décide de prendre ces atermoiements avec philosophie. Il laisse donc libre cours au changement de point de vue auquel il avait été conduit, une fois confronté à la réalité de la forêt équatoriale. Dans l’approche de ses maîtres, en effet, la partie végétative n’était pas considérée comme importante. La ramification des plantes était vue comme quelque chose d’inessentiel. Une sorte d’anarchie semblait y régner, de surcroît. Or, placé sur le terrain équatorial, Hallé constate que l’on y est rarement conduit à observer des fleurs : elles sont le plus souvent inaccessibles à l’observateur. En revanche, il remarque que la forme végétative des plantes est d’une grande clarté et d’une grande simplicité : il suffit de les dessiner tant il est vrai qu’elles apparaissent d’emblée comme des schémas 1668 . Les ivoiriens eux-mêmes reconnaissent les plantes à leur seule forme végétative. Hallé se consacre alors quasi-exclusivement à l’observation architecturale et à une réflexion sur les formes végétales. L’expression même d’« architecture végétative » est proposée par lui dès 1964. Cette proposition terminologique se fixe en fait au cours de discussions avec René Nozeran. Ce dernier reconnut très vite la valeur de cette nouvelle approche et en encouragea le développement.

Cette même année, Oldeman arrive à l’ORSTOM et est conduit à collaborer avec Hallé. Ce travail commun sera fondateur. Il est publié en 1970 dans la monographie Essai sur l’architecture et la dynamique de croissance des arbres tropicaux. Cet ouvrage présente d’une part une observation et une expérimentation systématique des différents types d’architecture, d’autre part une synthèse de travaux dispersés et déjà publiés. En même temps, il propose une clarification et une stabilisation terminologique. Au terme goethéen de « morphologie », les auteurs choisissent de préférer définitivement le terme d’« architecture » car il s’agit de désigner par là les caractères morphologiques structuraux des plantes et non les caractères morphologiques comme la présence de latex, la pilosité ou la consistance des limbes 1669 , par exemple. Il s’agit de se pencher préférentiellement sur la configuration extérieure, sur la forme et la dynamique de croissance des arbres qui semblent déterminées de manière étroite par la génétique. Or ce travail exige des observations : il ne peut être accompli sur le seul matériel d’herbier. Comme le soulignent Hallé et Oldeman eux-mêmes, il faut avoir été durablement sur le terrain ou avoir mis en culture les espèces étudiées. Ce qui est difficile au vu des conditions de travail que cela impose 1670 . Mais c’est précisément de ces conditions favorables dont ils ont pu bénéficier, dans les centres tropicaux français de l’ORSTOM. Leur méthode consiste ensuite à observer directement sur le terrain ou à faire pousser certains arbres de manière à en observer la morphogenèse alors qu’ils sont encore dans une phase dite « microclimatique », c’est-à-dire lorsque ces arbres bénéficient de conditions écologiques constantes et pratiquement optimales. Ce sont en fait souvent de jeunes individus, de moins de 15 mètres, présents dans le sous-bois tropical. C’est là que le « jeune arbre exprime librement, à l’abri des traumatismes écologiques, la forme idéale qui lui est dictée par sa constitution génétique » 1671 . Après cette phase, on assiste en effet à une « altération de l’organisme spécifique sous l’influence du macroclimat » 1672 . L’arbre a subi de nombreux traumatismes qui font que son port statistique ne ressemble plus à son port phénotypique des débuts. Oldeman a montré en effet que le traumatisme ou le simple vieillissement donne lieu à ce qu’il appelle des « réitérations » du « modèle architectural » à l’intérieur de la plante traumatisée ou âgée. Ces « réitérations » sont comme des rejets ou des troncs surnuméraires. Hallé explique ce phénomène par le fait que, lors du vieillissement ou lors d’un traumatisme, on assiste à un affaiblissement du « réseau de tensions morphogénétiques » 1673 . En tous les cas, comme l’avait aperçu René Thom, dans cette période de sa vie au moins, l’arbre ne semble plus isomorphe à lui-même d’une période de temps à l’autre : il ne croît plus en restant isomorphe à son propre modèle architectural 1674 . De façon selon nous décisive ici, Hallé reproche ainsi à René Thom de considérer que l’absence d’isomorphie interne est systématique chez tous les arbres et à tous les âges 1675  : l’existence d’une possibilité de décrire les jeunes arbres par des modèles botaniques et graphiques, possibilité sur laquelle nous allons revenir, indique déjà que Thom se trompait manifestement sur ce point 1676 . En fait, Hallé et Oldeman montreront qu’il existe moins d’une trentaine de ces « modèles architecturaux » pour les premières années de la vie d’une plante. La modélisation n’est donc pas impossible comme nous allons le voir, mais en un autre sens que celui de Thom, cela même si les idées de ce dernier ont pu passablement les aider à développer leur proposition 1677 .

Notes
1658.

Corner est en effet connu pour avoir proposé, dans ce contexte, la théorie de Durian. Il s’agit d’une théorie de l’évolution des fruits. Le Durian est une plante de la famille des malvacées que l’on trouve à Bornéo et dont le fruit est de la grosseur d’un petit melon. Les graines rejetées par ce fruit commencent à germer tout de suite au-dessous des arbres parents. C’est donc une grosse graine qui ne peut être transportée (elle n’a pas de dormance) : elle convient pour des arbres de la forêt primitive. Elle présente, selon Corner, la simplicité de ce qui est primitif. À l’inverse, les graines légères et ayant la faculté de dormance, comme celles du saule et du peuplier par exemple, manifestent une plus grande jeunesse au regard de l’évolution car elles témoignent d’une efficacité de dispersion acquise par l’expérience. Voir [Corner, E. J. H., 1964, 1970], pp. 247-250.

1659.

[Barthélémy, D., Edelin, C. et Hallé, F., 1989], p. 89.

1660.

« Corner symbolise cette tendance à la réunification de la Botanique, d’abord par son point de départ tropical, général, opposé au point de vue particulier tempéré, ensuite par son refus de traiter tout élément d’information autrement que dans le contexte de la plante entière, de son ontogenèse et de son histoire évolutive », [Oldeman, R. A. A., 1974], p. 12.

1661.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 11.

1662.

R. A. A. Oldeman, alors jeune ingénieur agronome de l’Université de Wageningen, arrive en 1963 à la station néerlandaise du Centre ORSTOM d’Adiopodoumé, en Côte-d’Ivoire. Il y est initié aux tropiques humides. Il dirige cette station pendant un an. C’est là qu’il rencontre Francis Hallé qui, de 1963 à 1968, travaille lui aussi au centre. Ce dernier lui fait connaître l’approche architecturale. En 1964, Oldeman est intégré à l’ORSTOM et il est affecté au centre de Cayenne en 1965. Il y retrouve ponctuellement (deux mois en 1965) Francis Hallé avec lequel il collabore intensément. Francis Hallé, après une affectation de quelques années à l’Ecole Supérieure des Sciences de Brazzaville (Congo), au début des années 1970, deviendra professeur de botanique à l’Université du Languedoc (Montpellier). Il sera par la suite attaché à l’Institut de Botanique de Montpellier. Pour sa part, Oldeman soutiendra une thèse avec lui sur la notion de « réitération » et sur la morphologie de la forêt tropicale à Montpellier en 1972. Il deviendra par la suite professeur de botanique à l’Université de Wageningen. Pour ces précisions, voir [Oldeman, R. A. A., 1974], p. 5, [Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. v et [Hallé, F., 1999], p. 115.

1663.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 6.

1664.

Voir le chapitre de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1964, 1995], pp. 775-777.

1665.

Voir notre entretien [Hallé, F. et Varenne, F., 2004].

1666.

Nozeran venait alors d’arriver de l’Université de Montpellier.

1667.

Finalement, Hallé soutiendra sa thèse à Abidjan en 1966. Nozeran en sera le directeur. Mangenot n’en sera qu’un rapporteur. Ce sera la première thèse soutenue à Abidjan.

1668.

Selon les termes mêmes de Hallé. Voir [Hallé, F. et Varenne, F., 2004].

1669.

[Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. 1.

1670.

Dans la préface de leur ouvrage de 1970, le botaniste P. Champagnat, alors en poste à l’Université de Clermont-Ferrand, déclare : « Seule une analyse détaillée, faite dans ce ‘biotope conservateur’ et immensément riche qu’est la forêt tropicale humide, par des observateurs compétents et passionnés, ayant le goût de l’expérimentation, pouvait conduire à la synthèse dont nous avions besoin », [Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. iii.

1671.

[Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. 3. C’est nous qui soulignons.

1672.

[Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. 4.

1673.

[Hallé, F., 1979], p. 546.

1674.

Voir [Oldeman, R. A. A., 1974], pp. 21-33 et [Hallé, F., 1979], pp. 543-546.

1675.

[Hallé, F., 1979], p. 537.

1676.

Voir ce passage déjà cité supra, in [Thom, R., 1972, 1977], p. 152 : « Chez les végétaux, la situation est tout autre [que chez les animaux] ; on ne peut parler d’homéomorphisme qu’entre organes pris isolément, tels que feuille, tige, racine, etc., mais il n’existe, en principe, aucun isomorphisme global entre deux organismes. » Voir également [Thom, R., 1972, 1977], p. 248 : « Comme on l’a dit plus haut, la morphologie globale du végétal n’est pas fixée ; le seul principe d’unité réside dans le jeu régulatif du seuil d’allumage des chréodes. Il en résulte qu’un grand nombre de formes globales sont possibles, le choix entre ces formes étant dû à des facteurs externes ou internes très minimes. »

1677.

Dans son ouvrage plus tardif, Esquisse d’une sémiophysique, Thom continuera le malentendu en concédant qu’Hallé et Oldeman ont finalement montré, contre son attente initiale, qu’il y a avait bien une isomorphie de nature mathématique dans l’architecture d’un arbre. Voir [Thom, R., 1988], pp. 77 et 112. Mais c’est là trop leur concéder ! En fait, Hallé parlait dès le début d’une sorte d’isomorphie qualitative, plus lâche donc : celle affectant l’organisation du programme de mise en place architecturale. L’arbre est isomorphe à lui-même pour Hallé en ce qu’il est déterminé par le même programme génétique de morphogenèse, même si cette isomorphie ne peut pas être transcrite par une quelconque règle d’auto-similarité quantitative interne, comme les fractalistes en avaient déjà fait l’amère expérience. La preuve du « modèle architectural » n’est pas du tout la preuve d’une isomorphie interne de type mathématique, contrairement à ce que pense un peu vite Thom en 1988.