Naissance du concept de « modèle architectural »

C’est en tout cas par une attention toute particulière à l’expression optimale du génotype dans le phénotype juvénile, à sa « forme idéale » donc, que doit se caractériser l’observation architecturale des arbres sur le terrain ou en culture, selon Hallé et Oldeman. C’est bien d’ailleurs cette première expression de « forme idéale » qui caractérise le mieux l’esprit dans lequel Hallé et Oldeman proposeront, tout de suite après, le terme de « modèle » : il s’agit de désigner par-là un paradigme, quelque chose comme une idée platonicienne qu’ils héritent explicitement des spéculations goethéennes antérieures sur la plante primitive (Urpflanze) 1678 . Cela n’a donc rien à voir avec un modèle mathématique au sens positiviste du plaquage d’un formalisme sur une réalité naturelle. C’est une modélisation avant tout graphique. Mais il ne s’agit pas pour autant d’en revenir à une proposition qui resterait spéculative et qui ne pourrait s’appliquer dans l’observation directe de la nature : son rôle est d’abord de permettre l’identification aisée des arbres sur le terrain « même en l’absence de fleurs et de feuilles » 1679 . Il faut que cette notion permette de distinguer les différentes « stratégies de croissance » 1680 à l’œuvre dans différentes espèces. En invoquant la notion de « forme idéale », leur but, à la différence de celui de Goethe, n’est plus prioritairement de rechercher à exprimer par un seul modèle une unité sous-jacente de la nature vivante, c’est-à-dire une origine commune hypothétique, mais plutôt de tâcher d’exprimer et de concevoir comment, dans les associations biologiques complexes auxquelles donne lieu une forêt tropicale, différentes « formes idéales » se manifestent de façon très stable et prédictible mais ensuite dérivent par rapport à leurs idéaux intrinsèques du fait d’interactions au niveau écologique.

L’unité que les botanistes de terrain Hallé et Oldeman cherchent à exprimer est donc une unité écologique des vivants en interaction puisqu’ils considèrent qu’existe une « morphologie » au niveau de la forêt elle-même 1681 . Ils ne cherchent donc pas directement à exprimer une unité substantielle transpécifique tirant sa source d’une hypothétique plante primitive. Ils laissent donc de côté la question des filiations encore ouverte dans une perspective évolutionnaire. À la différence de Corner, et parce qu’ils travaillent tout de même dans une institution (ORSTOM) où prime une perspective de conservation et de valorisation des forêts tropicales, ils choisissent de ne pas concentrer sur des problèmes de paléobotaniques. En revanche, il est vrai qu’ils cherchent aussi à exprimer par leur « modèle architectural » une stabilité intraspécifique, donc une prédictibilité structurale, propre à chaque espèce ou plus précisément à chaque génome et à chaque clone. C’est la raison pour laquelle le concept de « modèle architectural » autorise, par nature, son emploi au pluriel : il y a plusieurs modèles architecturaux (au moins 24 observés au début des années 1970) qui se manifestent dans la forêt, alors qu’ils n’y a pas plusieurs « plantes primitives » chez Goethe, ce qui serait parfaitement absurde de son point de vue. Les « modèles architecturaux » sont d’ailleurs rarement observés à l’état pur car un arbre subit rapidement des interactions et des traumatismes de toute sorte d’où l’importance de leur méthode d’observation isolée. Cette faible observabilité des « modèles » sur le terrain renforce certes le caractère seulement « idéal » du modèle. Mais il n’annihile pas la valeur de la suggestion inséparablement conceptuelle et graphique de Hallé et Oldeman puisque les traumatismes seront justement plus facilement repérables sur le terrain dans leurs effets par contraste avec le « modèle » supposé être intrinsèque, de par la force du déterminisme génétique. Une plus grande compréhension de la dynamique de la forêt sera possible.

Toutefois, les raisons que nous avons invoquées jusqu’à présent ne permettent toujours pas de comprendre la décision des botanistes de recourir au terme précis de « modèle » plutôt qu’à l’expression de « forme idéale ». Ce choix est d’autant plus surprenant qu’ils ne veulent pas s’appuyer ce faisant sur l’usage du terme qu’en fait l’écologie des populations depuis les années 1920 avec son emploi des « modèles mathématiques ». En fait, pour interpréter ce que recouvre ce choix terminologique décisif, il faut d’abord rappeler la définition fondamentale qu’ils se donnent de l’architecture. Car c’est elle qui peut nous mettre sur la piste du contexte intellectuel et scientifique, particulier parce qu’en nette rupture avec celui, plus classique, de la biologie des populations, auquel ils ont, entre autres, emprunté le terme de « modèle ». C’est d’ailleurs cette définition qui fera ensuite particulièrement écho dans l’esprit de de Reffye 1682 : « L’architecture de l’arbre est le résultat du fonctionnement de ses méristèmes. » 1683 C’est-à-dire que les axes de l’arbre doivent être considérés comme autant de trajectoires déterminées parcourues par les méristèmes.

Il se trouve qu’Oldeman tient particulièrement à cette définition constructiviste, historicisante pourrait-on dire, de l’architecture dans la mesure où, selon lui, cela permet d’échapper à la représentation de l’arbre comme simple population statistique d’axes 1684 . C’est une approche populationnelle, atomiste en un sens, puisque focalisée sur les actions des individus élémentaires que sont méristèmes. Mais ce n’est pas pour autant une approche populationnelle statistique. Car cette définition autorise, selon Oldeman, à adopter un point de vue globalement déterministe qui permet de continuer à parler de relations de causalité à l’échelle des groupes d’axes 1685 . Oldeman propose ainsi de construire un nouveau concept en utilisant précisément le terme de « modèle » dans ce but : afin de marquer nettement son opposition avec l’approche statistique habituelle issue notamment des travaux du botaniste et tropicaliste danois Christen C. Raunkiaer (1860-1938). Ce dernier avait en effet développé une approche fréquentielle des caractères morphologiques permettant de mettre en valeur les corrélations entre les événements organiques (les « formes de vie ») et leur environnement (climat, sol, etc.). Par la suite, au cours des années 1960, le botaniste français Francis Scarrone, devant ce qu’il appelait l’« erratisme » des rythmes de croissance du manguier et de la plupart des arbres en milieu tropical, adoptait cette même approche statistique pour décrire la croissance d’un arbre 1686 . À la fin des années 1960, Hallé et Oldeman se dressent donc contre cette approche statistique dans la mesure où elle renonce d’emblée à comprendre et à discerner des causalités là où la génétique nous indique pourtant qu’elles existent fortement : dans l’expression du génome chez les jeunes arbres. La notion de « modèle architectural » naît donc bien d’une volonté forte de résister à l’approche probabiliste. Comment se fait-il alors qu’elle ait pu rencontrer avec bonheur l’approche de type « recherche opérationnelle » et donc déjà « stochastique » chez de Reffye ? Il nous faut préciser ce point.

Notes
1678.

« Von Goethe ne séparait pas encore la morphologie de la physiologie, comme il le montre en associant la production des ‘sucs plus purs’ à l’approche du ‘stade perfectionné’ de la floraison. Nous voulons souligner la remarquable correspondance de ce modèle explicatif avec les notions récentes impliquant un changement métabolique – par exemple en ce qui concerne les phytohormones – à mesure que la plante parcourt sa séquence de différenciations », [Oldeman, R. A. A., 1974], p. 11.

1679.

[Hallé, F., 1979], p. 542.

1680.

Le recours à la notion de « stratégie de croissance » pour désigner le modèle architectural est dû au botaniste et élève d’Hallé, Claude Edelin. On la trouve dans sa thèse soutenue à Montpellier en 1977: « Images de l’architecture des conifères ». Voir [Reffye (de), Ph., 1979], p. 7.

1681.

Ils comprennent ainsi l’association biologique un peu dans les mêmes termes que l’écologue américain Frederic Clements lorsqu’il parlait, au début du 20ème siècle, d’« unité naturelle » ou d’« organisme » pour désigner ce niveau d’intégration du vivant. Voir [Deléage, J.-P., 1991, 1994], pp. 93-95 et [Taton, R., 1964, 1995], p. 775.

1682.

Cette définition fondamentale est reprise comme un leit-motiv et quasiment telle quelle par de Reffye au stade introductif de toutes les présentations exhaustives de son modèle de 1979. Voir [Reffye (de), Ph., 1979], pp. 7 et 14, et [Reffye (de), Ph., 1981], p. 83.

1683.

[Hallé, F. et Oldeman, R. A. A., 1970], p. 5.

1684.

« Pour Hallé et nous même (1970), l’organisme végétal produit des axes végétatifs et inflorescentiels dans un ordre déterminé, tandis que pour un autre groupe de chercheurs, la plante est une population d’axes (cf. Scarrone 1969) », [Oldeman,, R. A. A., 1974], p. 12.

1685.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 13.

1686.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 12.