Ce qui a motivé l’emploi du terme « modèle » en botanique

En fait, c’est dans le travail de Oldeman que l’on trouve les arguments les plus précis en faveur de la notion de « modèle architectural » conçue comme une stratégie de croissance déterministe. Or, l’argumentation s’autorise de deux références massives et curieusement assez exclusives l’une de l’autre : la référence aux modèles cybernétiques et la référence à la théorie des modèles de René Thom. Dans son mémoire de 1974, qui est la publication de sa thèse de 1972, Oldeman écrit d’abord :

‘« La notion de modèle est au centre de notre approche de la nature. Nous l’avons empruntée aux cybernéticiens tels que George (1965) 1687 , qui expose le principe consistant à mimer le système étudié, afin de pouvoir comprendre et prévoir le comportement de ce système en utilisant l’imitation appelée modèle. On distingue deux sortes de modèles : le modèle ‘solide’ (hardware model), qui se présente comme une maquette, tridimensionnelle, ou une image, bidimensionnelle, et le modèle ‘mou’ (software model), constitué de mots arrangés en description ou de conceptions mathématiques en formule (voir aussi Freudenthal, 1961 1688 ). » 1689

Le modèle cybernétique a donc pour fonction, selon Oldeman, de permettre de comprendre en plus de prévoir, à la différence du modèle statistique. C’est pour cela qu’Hallé et lui-même l’ont choisi. Cependant Oldeman rappelle, à la suite de ce passage, que pour qu’un modèle ne devienne pas un fétiche ou une sorte d’objet magique mal maîtrisé, il doit devenir un objet scientifique manipulé consciemment et comme tel. C’est pour clarifier cette notion de « modèle scientifique » par opposition aux autres, qu’Oldeman change de registre et qu’il recourt ensuite aux critères proposés dès 1968 par René Thom dans un article paru dans les actes du premier colloque de biologie théorique organisé par Conrad Hal Waddington : « Une théorie dynamique de la morphogenèse » 1690 . Ces critères sont au nombre de deux : d’une part l’indépendance du modèle vis-à-vis du substrat du système réel, ce sans quoi l’objectivité n’est pas garantie et ce grâce à quoi on peut en revanche parler de modèle indépendant du substrat 1691 ; d’autre part, « le modèle scientifique exige l’expression de tous ses éléments en termes d’espace-temps à quatre dimensions » afin qu’il y ait une confrontation possible avec les observables du système réel. Il est donc à noter que la référence à René Thom est décisive pour Oldeman en ce qu’elle l’autorise à proposer une démarche de « modélisation » déterministe comme alternative à l’approche classiquement probabiliste. Précisons que René Thom ramène en effet la controverse déterminisme/indéterminisme à une question de point de vue, c’est-à-dire de choix de modèle local. Si le modèle local mène à une structure instable, ce modèle sera indéterministe, s’il mène à une « stabilité structurelle », il donnera une image déterministe du système réel 1692 . Mais, dans la nature pour Thom, il n’y a que des processus plus ou moins déterminés : la causalité est elle-même un processus graduel et différencié. En conséquence, il nous est loisible, et il est même souhaitable selon lui, d’adopter le niveau de modélisation qui permet justement le discernement de « stabilités structurelles » qui se « causent » les unes les autres. Or, c’est bien précisément à partir de cette idée de « stabilité structurelle », perçue à un certain niveau et à l’aide d’un certain type choisi de modèle, qu’Hallé et Oldeman construisent finalement leur propre concept de « modèle architectural » : « Les modèles arborescents (Hallé et Oldeman, 1970) sont déterministes ou structurels à un niveau d’intégration plus grossier que celui du déterminisme des axes. » 1693

Oldeman interprète la liberté que donne Thom au biologiste de modéliser avec les concepts qu’il veut (formels, discontinus ou différentiels…) en terme de liberté de choix, pour l’écologue et le botaniste, du « niveau d’intégration » à considérer. Il interprète le déterminisme de Thom, fondé sur une ontologie mathématiste topologique et différentielle, en une autorisation de se représenter le contrôle génétique en termes de causes déterminées au niveau des groupes d’axes. Là est le glissement et le transfert conceptuel. Pour Oldeman, l’approche statistique a choisi le niveau des axes des arbres : elle tend naturellement à mettre en évidence l’homogénéité statistique de ce niveau. Mais elle perd les déterminismes. Comme le précise Oldeman, ce niveau d’intégration en écologie est comparable à ceux qui mènent aussi à la mise en évidence de certaines homogénéités en physique : « Le ‘gaz idéal’ et le ‘mouvement sans friction. » 1694 Le travail qu’il effectue avec Hallé consiste en revanche à mettre au jour un niveau d’hétérogénéité organique où des stabilités structurelles génétiquement déterminées se manifestent et donnent lieu à des relations œuvrant à l’intérieur de ce niveau et interprétables et prévisibles en des termes causalistes ou, à tout le moins, déterministes : « Si les chercheurs probabilistes essaient de capter des situations homogènes entre deux niveaux hétérogènes, notre méthode a été de capter l’hétérogénéité entre deux niveaux d’homogénéité. » 1695 C’est en cela qu’il y a au moins complémentarité et non mutuelle exclusion entre les deux types de modélisation (statistique et déterministe) pour Oldeman. Avec l’avantage que le niveau d’approche déterministe qu’il propose, comme chez Thom, permet d’interpréter les structures en des termes biologiquement compréhensibles et botaniquement significatifs, ce que ne permet pas l’approche statistique.

On voit donc que la légitimation qu’Hallé et Oldeman ont trouvée a posteriori du côté du mathématicien René Thom dépasse largement et contredit même d’une certaine manière l’approche passablement mécaniste des cybernéticiens précédemment évoqués. Elle tient surtout à cet appui ferme sur la légitimité qu’il y aurait à distinguer entre divers niveaux d’intégration. Aux yeux de Oldeman surtout, cette distinction permet de rendre légitime l’hypothèse de niveaux privilégiés où des « îlots de déterminisme » sont préservés et observables par le botaniste, comme c’est le cas en biologie du développement pour les chréodes waddingtoniennes, telles que Thom les conçoit en tout cas à l’époque 1696 . Hallé semble toutefois moins persuadé de détenir là un modèle scientifique au sens propre du terme 1697 .

Au final, le « modèle architectural » est en tous les cas défini comme le programme qui « détermine les phases architecturales successives d’un arbre ». C’est une « stratégie de croissance inhérente » à la plante. C’est-à-dire que la focalisation se fait sur le « processus endogène » de croissance, abstraction faite, dans un premier temps, des interactions avec l’environnement. Dans un article commun de 1989, les botanistes Daniel Barthélémy, Claude Edelin et Francis Hallé emploient toutes les expressions que nous avons citées précédemment mais ils précisent encore une dernière fois la définition par ces mots : le modèle architectural « exprime la nature et la séquence des activités [qui ont lieu] dans le processus morphogénétique endogène de l’organisme, et correspond au programme fondamental de croissance sur lequel est établie l’architecture entière » 1698 .

Notes
1687.

Référence à l’ouvrage Cybernetics and Biology de Frank Honywill George paru en 1965.

1688.

Référence à l’ouvrage collectif de Hans Freudenthal The Concept and the Role of the Model in Mathematics and Natural and Social Sciences paru en 1961. Voir [Freudenthal, H., 1961].

1689.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 14.

1690.

Paru dans le premier tome des Towards a Theoretical Biology, série de collectifs dirigés par C. H. Waddington. Thom reprend et affine ces idées avec la notion de « modèle local » dans [Thom, R., 1972, 1977], p. 7 : « Un des intérêts essentiels de la méthode des modèles locaux ici préconisée est qu’elle ne préjuge en rien de la nature ultime de la réalité […] C’est grâce aux grandeurs associées aux observables que sera défini l’espace de phase de notre modèle dynamique, sans référence aux structures plus ou moins chaotiques sous-jacentes. »

1691.

Oldeman cite ce passage de Thom (1968) : « … un champ morphogénétique sur un ouvert U de l’espace-temps réside dans la donnée d’un ‘modèle universel’ dont le processus donné est copié », [Oldeman, R. A. A., 1974], p. 14.

1692.

[Thom, R., 1972, 1977], pp. 122-123.

1693.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 14.

1694.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 15.

1695.

[Oldeman, R. A. A., 1974], p. 15.

1696.

[Thom, R., 1972, 1977], p. 123. On sait que Waddington a été peu convaincu par cette relecture spéculative. Voir la préface de Waddington lui-même in [Thom, R., 1972, 1977], p. xix.

1697.

Voir [Hallé, F., 1979], p. 537 : « peut-être ne sont-ils pas de véritables modèles… »

1698.

“It expresses the nature and the sequence of activity in the endogenous morphogenetic processes of the organism and corresponds to the fundamental growth program on which the entire architecture is established”, [Barthélémy, D., Edelin, C. et Hallé, F., 1989], pp. 89-90. Hallé avait écrit en 1979 : « C’est l’expression visible du programme génétique », [Hallé, F., 1979], p. 542.