Validation et vérification : arbre calculable et arbre non calculable

Cependant, lorsqu’il s’agit de prendre en compte tous ces derniers phénomènes biologiques ainsi que l’effet d’amortissement de l’activité, de Reffye ne parvient plus à calculer et à exprimer analytiquement la taille théorique de la tige et sa variance. Il écrit laconiquement : « Dans le cas général où b(N) [ = probabilité de croissance b fonction de la dimension N de l’arbre] n’est pas constant, le problème est plus difficile à résoudre » 1784 . Et là s’arrêtent les calculs. En contraste avec le scrupule qui avait été jusqu’à présent le sien lorsqu’il s’agissait de calculer de manière analytique les paramètres des processus stochastiques, de Reffye propose alors de se rabattre sur un ajustement par tâtonnements :

‘« Dans ce cas, il est plus facile de procéder à un ajustement direct empirique par la méthode de Monte-Carlo, en faisant varier les coefficients de l’activité jusqu’à ce que les histogrammes simulés et observés coïncident d’une façon satisfaisante. » 1785

Remarquons que cet ajustement est dit « empirique » dans la mesure où l’on fait plusieurs essais avec des paramètres choisis d’abord au hasard et où l’on visualise graphiquement l’allure des différents histogrammes de simulation résultants. On constate donc visuellement la plus ou moins grande concordance entre les histogrammes des phénomènes réellement observés et les histogrammes des simulations. Cette pratique est analogue à la modélisation statistique dite non-paramétrique. C’est donc à l’usage, sur ses performances comparées, que le modèle de simulation est ajusté, dès lors qu’il est devenu trop complexe à cause de l’intrication des divers phénomènes biologiques modélisés. C’est que le modèle ne peut plus être inversé mathématiquement. En ce sens, de Reffye en fait bien un usage « direct ». Mais ce dernier reste prudent sur la nature précise de l’obstacle : n’étant pas mathématicien, il reconnaît implicitement qu’il ne s’agit peut-être pas d’une impossibilité mathématique en soi, mais plutôt d’une difficulté mathématique pour lui (« le problème est plus difficile …», « il est plus facile …»). Toujours est-il que se révèle là un autre emploi pour sa simulation : la possibilité de calibrer cette fois-ci au niveau du phénomène global les paramètres qui manquent. Mais, du même coup, on perd la sécurité de la validation séparée. En ce sens, nous constatons qu’il arrive un moment où le processus de validation fractionnée pas à pas ne peut plus être poursuivi.

Il est tout à fait révélateur pour nous que de Reffye se soit senti fortement gêné par un tel procédé de dernier recours : c’est qu’à plusieurs reprises, il manifeste une certaine méfiance à l’égard des résultats d’une simulation intégrée. C’est pour cela qu’il prend soin de procéder autant que possible à des validations théoriques, étape par étape, dans la construction progressive de son modèle intégrateur. Cette méfiance de principe se manifeste clairement dans un passage de la thèse dans lequel il revient sur l’approche qui a été initialement la sienne. Il y exprime sa conviction qu’il faut toujours pouvoir disposer d’un « arbre élémentaire » qui présente la particularité d’être entièrement calculable à la main et d’être ainsi susceptible de servir de contrôle à toute la simulation. Ce passage a le mérite de nous faire mieux comprendre le sens de la distinction entre ce que nous avions d’abord appelé validation empirique et validation théorique :

‘« La vérification du bon fonctionnement des programmes de simulation d’architecture exige de savoir résoudre théoriquement au moins un arbre particulier. Cet arbre sera l’‘Arbre élémentaire’. Bien que relégué dans un sous chapitre du présent travail, il en est à l’origine. Ce n’est que lorsqu’il a été bien connu et résolu que nous avons tenté l’approche des arbres réels. L’Arbre élémentaire et tous ceux qui en dérivent simplement ont la propriété d’avoir toutes leurs caractéristiques architecturales calculables […] On peut alors facilement rendre compte du bon fonctionnement des simulations en observant la convergence entre les caractéristiques simulées et leurs valeurs théoriques. » 1786

Ce que nous avions appelé la « validation théorique » recouvre donc en fait la vérification du programme : il s’agit de savoir si le programme fait bien ce que l’on prévoit qu’il fasse d’un point de vue formel. C’est la qualité de l’implémentation informatique du modèle mathématique qui est ici testée. Alors que dans le cas de la « validation empirique », il s’agit d’une validation proprement dite, à savoir une comparaison entre ce que donne le modèle et la réalité observable. De Reffye ne fait pas cette distinction aussi nettement que le feront plus tard les informaticiens dédiés à la modélisation 1787 . Mais il a conscience de l’importance de la vérification du programme au moyen de calculs analytiques poussés le plus loin possible, en parallèle des simulations.

La notion d’« Arbre élémentaire » calculable se trouve remplir une autre fonction importante selon de Reffye, à laquelle il ne veut pas renoncer :

‘« Le fait que l’on peut formuler l’arbre montre comment se combinent entre elles les notions d’activité, de viabilité, de ramification, d’axillaires par nœud et de dimension dans l’expression de la structure de l’arbre. Ceci permet de mesurer l’importance relative de chaque notion dans l’architecture, et l’on voit bien que chacune est indispensable pour décrire l’Arbre entièrement, et que l’on ne saurait le ramener, comme nous l’avons dit plus haut, à uniquement [sic] des problèmes de ramification. » 1788

Cette seconde fonction de l’« Arbre élémentaire » est de nature théorique cette fois-ci. C’est-à-dire que, selon de Reffye, c’est seulement grâce à elle que l’on peut encore « mesurer » intellectuellement, autrement dit comprendre, le poids relatif de chacun des phénomènes biologiques intervenants. De Reffye sous-entend que sans cette notion, la simulation informatique rend définitivement opaque à notre esprit le sens biologique de ses très nombreux calculs souterrains. La notion d’arbre calculable permettrait donc de ne pas être victime de ce voile opaque et elle servirait autant à percer à jour le sens biologique de chacun des phénomènes contribuant à l’architecture globale qu’à contrôler l’implémentation informatique. Elle servirait à nous donner à voir ce qu’il nous faut encore tâcher de comprendre d’un regard de l’esprit ; elle servirait à nous en donner une intuition intellectuelle si l’on peut dire. En se donnant une telle notion, de Reffye admet qu’il peut aussi permettre de penser le phénomène complexe de l’architecture avec les concepts de la biologie et non plus seulement avec ceux de la physique ou des disciplines connexes. Comme il nous le dit en substance à la fin de ce passage, il espère convaincre les biologistes qu’une des retombées d’un tel travail autour d’une simulation de l’architecture peut également leur fournir les moyens d’expliquer et de montrer clairement, grâce à des concepts purement biologiques et botaniques cette fois-ci, que l’architecture d’un arbre n’est pas réductible à un réseau hydrographique, ce dont ils sont déjà bien persuadés mais sans qu’ils aient eu jusque là les moyens de proposer une alternative de conceptualisation liée à une modélisation mathématique à la fois fidèle à la biologie et crédible.

Notes
1784.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 85.

1785.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 85. C’est nous qui soulignons.

1786.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 114.

1787.

Voir par exemple [Hill, D. R. C. et Coquillard, P., 1997].

1788.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 114.