Vitesse, mémoire et souplesse limitées

Finalement, avec ces deux derniers modules, de Reffye peut faire représenter à l’ordinateur un arbre subissant son propre poids, sous n’importe quel angle de vue et avec une prise en compte de la perspective. Il s’agit d’une projection encore plus visuellement réaliste, car elle est effectuée sans rabattement comme c’était en revanche le cas pour les simples « représentations graphiques ». De Reffye donne la liste intégrale des programmes HPL en annexe : ils occupent de 100 à 152 lignes. Le programme le plus long prend 5,5 Ko de mémoire vive. C’est-à-dire qu’ils utilisent parfois presque la moitié de la mémoire disponible (15 Ko). De plus la plupart des registres sont employés. De fait, les points calculés sont dessinés au moment même où ils sont calculés : pour des raisons de limitation en mémoire, ils ne demeurent plus directement accessibles après coup. Ces limitations en mémoire sont par ailleurs contournées par une programmation qui utilise massivement la récursivité et la définition des tâches sous la forme de sous-routines que le programme principal appelle un grand nombre de fois.

Un autre enseignement de ces derniers ajouts est la faible manœuvrabilité de la simulation intégrale obtenue. Pour ces raisons de limitation de vitesse et de mémoire, faire effectuer une simulation intégrale sur l’ordinateur disponible alors à l’IFCC prend énormément de temps :

‘« À titre d’exemple sur le calculateur HP 9825, il faut 20 minutes pour tracer un caféier aléatoire en rabattement à la dimension 70 [ = nombre d’unités de croissance], mais il faut 4 heures pour obtenir une projection plane de la construction spatiale de l’arbre en flexion. » 1794

Les calculs les plus lourds sont donc de loin ceux qui sont exigés par la prise en compte des rotations et des flexions successives des axes et des unités de croissance dans l’espace. La topologie elle-même, avec ses processus stochastiques gérés par la méthode de Monte-Carlo, se révèle finalement assez peu coûteuse en temps. Il peut donc paraître parfois préférable de se limiter aux « représentations graphiques » initiales sans recourir aux modules de mise en espace géométrique. La gestion de la tridimensionnalité demande donc un surcroît de mémoire et un progrès dans les vitesses de calcul.

Néanmoins, la conservation de ces modules est essentielle à de Reffye pour qu’il accomplisse tout à fait la tâche qu’Hallé lui avait entre-temps assignée : simuler de manière réaliste, du point de vue botanique, tous les « modèles architecturaux ». En quelques pages mais en recourant surtout aux reproductions des différents résultats visuels, de Reffye montre que les concepts probabilistes, géométriques et mécaniques qu’il a introduits sur le cas particulier du caféier mais dans un souci de généralité, de même que l’infrastructure informatique qu’il a mise au point pour les intégrer les uns aux autres, valent aussi bien pour chacun de tous les modèles architecturaux que pour le caféier :

‘« Le but fixé est de faire croître une plante fictive d’un modèle donné selon la stratégie architecturale définie par (Hallé, Oldeman et Tomlinson, 1978). Naturellement une grande souplesse de programmation est nécessaire, afin de permettre d’aborder la variabilité au sein d’un même modèle, et d’approcher d’aussi près que l’on veut une espèce réelle particulière. » 1795

Autrement dit, de Reffye reconnaît le caractère « fictif » de la plante simulée, mais au sens où c’est la réplication d’une plante possible et non nécessairement la reproduction d’une plante réelle particulière. Une telle simulation permet l’exploration des possibles. En ce sens, elle rejoint le pouvoir qu’ont les mathématiques de dire, ou plutôt de faire voir et d’explorer toute la virtualité du réel avant qu’il n’advienne 1796 . Dans tous ses modèles stochastiques, elle capte en effet toute la variabilité a priori localement possible de telle sorte que la variabilité de l’architecture globale soit une résultante des variabilités locales sans leur être pour autant ni directement ni simplement proportionnée. Elle permet ainsi de serrer au plus près le réel observable, singulier, notamment lorsque l’on ajoute des sous-modèles qui prennent en compte des phénomènes biologiques de plus en plus fins.

Quand on change de modèle architectural, on peut modifier les paramètres des sous-modèles mathématiques et de leurs divers branchements conditionnels pour les adapter le mieux possible à la diversité botanique réelle : là est le sens de cette souplesse que de Reffye invoque. Il nous faut cependant remarquer que dans cette première version en HPL, c’est sur le programme lui-même qu’il faut le plus souvent intervenir pour modifier les paramètres. Cette souplesse demeure donc très relative : elle ne se vérifie que pour l’utilisateur qui aurait directement accès à la liste du programme. La généralité du programme n’est en fait perceptible que pour son concepteur. Dans quelle mesure finalement une telle souplesse peut-elle être le réel signe d’une généralité de l’infrastructure du modèle de simulation ? Car, fidèle à sa quête d’éventuelles lois générales de la nature, c’est bien cette idée que de Reffye essaie de mettre en valeur sur la fin de son travail.

Davantage : le programme a-t-il réellement capté une structure abstraite suffisamment générale pour rendre compte jusque dans le détail de tous les types d’architecture végétale recensés ? Autrement dit : est-ce encore un modèle ? S’il ne nous appartient pas de répondre à cette question, tout au moins le fait que de Reffye se la pose et croit pouvoir y répondre par l’affirmative nous indique que la structure du modèle a du moins changé de nature : le modèle qui sous-tend la simulation ne peut plus être dit mathématique. C’est un modèle mixte, pluriformalisé. Comme dans les travaux précédents menés par de Reffye sur le cacaoyer, c’est bien une infrastructure informatique qui permet ici la compatibilité et l’interopérabilité entre les sous-modèles mathématiques. En 1981, de Reffye s’avancera un peu plus encore et dévoilera la raison profonde qui lui fait penser qu’il touche là à quelque chose d’universel et de fortement déterminant. Il considérera en effet que le programme informatique « n’est autre que la traduction du programme génétique du modèle [architectural] » 1797 .

Notes
1794.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 133.

1795.

[Reffye (de), Ph., 1979], p. 136.

1796.

Mais c’est une virtualité complexe et réaliste. Elle n’est pas théorique ni mono-axiomatisée comme la virtualité mathématique que conçoit Gilles-Gaston Granger in [Granger, G.-G., 1995], pp. 232-234.

1797.

[Reffye (de), Ph., 1981], p. 83.