Réception et suite immédiate du programme de simulation des plantes (1979-1981)

C'est dans de bonnes conditions que de Reffye soutient ce travail de thèse à l’Université d’Orsay à la fin de 1979. Son jury est composé de Yves Demarly, Francis Hallé, Yvette Dattée 1801 (professeur de génétique à Orsay), Claude Millier (professeur de « biomathématique » à l’ENGREF 1802 ), M. Lapasset (physicien de l’Université d’Abidjan). Vis-à-vis de ses collègues directs, de Reffye obtient rapidement un certain succès même du côté des botanistes qui sont peu habitués aux équations mathématiques. De fait, les simulations graphiques font beaucoup pour la persuasion de certains de ses collègues encore très réfractaires à toute formalisation en botanique : de Reffye découvre ainsi le formidable pouvoir de communication et de persuasion que lui permettent ces mises en images du modèle fragmenté. Le trouble et l’admiration que ces images causent se transmettent également aux supérieurs hiérarchiques de de Reffye. Ces derniers commencent à considérer qu’ils ont là un chercheur de premier plan, même si, dans les deux années qui suivent, ils ne trouvent pas à l’employer ailleurs que dans un même contexte de science appliquée. D’autant plus que l’approche de de Reffye ne fait tout de même pas l’unanimité dans la mesure où il rencontre inévitablement les critiques des écophysiologistes. Ces derniers lui reprochent de ne se livrer qu’à une modélisation platement descriptive alors qu’il faudrait s’intéresser aux véritables mécanismes et facteurs en jeu dans la croissance : température, humidité, nutrition, mécanismes de fonctionnement des bourgeons… Il ne les convainc pas du tout lorsqu’il invoque le fait que sa modélisation probabiliste rend compte des « causes » et qu’en cela elle serait supérieure à l’approche phénoménologique des modèles statistiques classiques.

Dans les mois qui suivent, il reste en Côte-d’Ivoire, notamment pour poursuivre les expérimentations qui doivent servir au calibrage des simulations de gêne lorsque les arbres simulés sont en futaie. D’autre part, il continue à travailler à la modélisation d’équilibres biologiques (pollinisation par des insectes) en compagnie de son collègue agronome de l’IFCC, René Lecoustre. Il est à noter que la simulation de la gêne qui devait aboutir à la désignation des densités optimales échoue en réalité assez vite, notamment du fait des limitations en calcul de l’ordinateur HP employé. Il faudrait modéliser la co-croissance d’un certain nombre d’arbres voisins. Or, si l’on conserve la solution du suivi méristème par méristème, cela suppose de prendre en compte un très grand nombre de points de calcul. Et cela nécessite aussi de ne pas négliger les aspects géométriques et mécaniques dont on a vu qu’ils exigeaient une bien plus grande rapidité de calcul. Ce qui se révèle au-delà des capacités des HP 9825, même dotés d’extensions de mémoire. C’est un des premiers échecs que rencontre de Reffye : sa méthode de simulation réaliste semble ne pas permettre le passage à l’échelle des peuplements ou des plantations, c’est-à-dire à l’échelle réellement agronomique.

À cette même époque, il subit un autre échec qui l’affecte assez profondément : son refus au concours d’entrée à l’INRA comme chargé de recherche. De Reffye sent à ce moment-là que son approche peut lui permettre d’entreprendre et de poursuivre des recherches de nature plus fondamentale, mais toujours en lien avec l’agronomie. C’est pourquoi il se présente à ce concours, en partie aussi avec l’espoir de rentrer en métropole avec sa famille. Il décide de miser sur son travail antérieur de modélisation stochastique et fragmentée de la pollinisation du cacaoyer par les insectes. Le fait que l’application en agronomie soit, pour ce travail, d’ores et déjà incontestable lui semble un facteur important. Il rédige donc un document de synthèse à l’attention du jury : comme à son habitude, il présente un travail de modélisation fragmentée en deux parties, celle des moments favorables de la plante, puis celle du comportement des insectes, la combinaison informatique des deux modélisations permettant une prévision de la pollinisation et donc de la fructification. Mais le jury, constitué essentiellement de biologistes et d’agronomes, semble totalement désorienté par cette approche très inhabituelle : la modélisation stochastique par la théorie des files d’attente lui est notamment très peu familière. Le document lui paraît d’ailleurs mal présenté et assez abscons. La grande majorité du jury n’est donc pas convaincue. De Reffye n’est pratiquement soutenu que par un seul jeune chercheur, alors rattaché au « secteur végétal » et directeur du « département de pathologie végétale » de l’INRA, Alain Coléno 1803 . Ce dernier reconnaît une valeur indéniable au raisonnement général du candidat même s’il avoue ne pas pouvoir suivre dans le détail l’approche informatique, cela malgré le fait qu’il est sans doute un des plus qualifiés du jury pour évaluer le côté statistique du travail de de Reffye. Mais arrêtons-nous brièvement sur ce personnage un peu hors norme de l’INRA, puisqu’il se souviendra de cette première rencontre malheureuse et qu’il jouera plus tard un rôle important dans la carrière de de Reffye. Nous reviendrons par la suite sur le cursus de de Reffye.

Ingénieur de l’INA, Coléno avait passé son doctorat d’Etat en 1973, à l’Université de Rennes. Son travail portait sur les maladies bactériennes affectant les végétaux. Selon Coléno, cette thématique devait être abordée tant du point de vue immunologique que du point de vue populationnel, dès lors que la médecine des plantes en semis, à la différence de la médecine animale, a tout de suite à faire à des problèmes de transmission et de multiplication au niveau du plant tout entier. Dans la deuxième partie de sa thèse, très statistique et fidèle à l’esprit de la biométrie anglaise, Coléno montrait que l’on pouvait déterminer des seuils de contamination en deçà desquels la transmission était improbable et la maladie peu susceptible de se développer. Cette partie débouchait assez naturellement sur des applications immédiates en agronomie. Mais l’Université considéra que ce côté pratique n’avait rien à faire dans une thèse d’Etat en biologie et elle la lui fit supprimer avant la soutenance 1804 . Coléno fut tout de même recruté à l’INRA comme chargé de recherche. Il continua à y travailler sur des problèmes de pathologie végétale. Il recourait pour cela essentiellement à des techniques d’analyse de données (dans un esprit inductiviste proche de celui de Benzécri 1805 ), d’analyse en composante principale, voire à des techniques d’analyse non-paramétrique. Ces techniques étaient alors en plein essor à l’INRA, notamment grâce à l’informatique. Coléno recourait également à la modélisation par compartiments, en particulier dans l’étude des relations entre le développement, les différents cycles parasitaires et les conditions météorologiques favorisant ou non une maladie. Dans le département de pathologie végétale, dont il devint le directeur en 1978 et en partie sous son impulsion, régnait une sorte de pluridisciplinarité assez féconde et qui se résumait surtout à une collaboration entre mathématiciens et biologistes autour de ce que Legay commençait à appeler publiquement la « méthode des modèles ».

À l’époque où il rencontre de Reffye, Coléno a donc un passé de biométricien particulièrement aguerri. Pour sa part, la candidature de de Reffye coïncide avec le moment où il emprunte plus personnellement ce qu’il appelle une troisième voie pour la modélisation mathématique en pathologie végétale, à côté de la modélisation génétique et de la modélisation statistique : la modélisation des études qui mènent au diagnostic. Ce travail donne un rôle central à l’ordinateur, mais conçu comme machine de simulation logique du raisonnement de l’expert en microbiologie. C’est d’ailleurs pourquoi Coléno tissa par la suite des liens avec les chercheurs en systèmes experts et en intelligence artificielle. Pour ce bon praticien et bon connaisseur des différents types de modélisation mathématique alors en usage, pour ce plus récent partisan de l’informatisation des compétences, la simulation réaliste de de Reffye révèle toutefois un emploi très nouveau des probabilités d’une part et de l’ordinateur d’autre part. Même s’il n’y reconnaît aucune des façons de modéliser qu’il pratique jusqu’alors, Coléno sent malgré tout qu’il y a là une nouvelle piste qu’il faut défendre : c’est pourquoi il soutient de Reffye contre la majorité de ses collègues. Mais ce soutien ne suffira pas.

Cet épisode révèle assez combien la modélisation fragmentée doublée d’une simulation sur ordinateur peut, à l’époque, recevoir un faible d’écho : l’intérêt scientifique apparaît très peu évident aux yeux du jury. De Reffye restera longtemps assez dépité de la décision prise. Sur le moment, il ressent durement ce refus de l’INRA. Il en conçoit de nouveau une certaine amertume par rapport à sa vocation de chercheur dont on sait par ailleurs qu’il doute régulièrement et cela, dès sa période de formation.

Bientôt cependant, une opportunité de rentrer en France, tout en restant dans son institution d’accueil, s’offre à lui. Et il choisit d’accepter ce qu’on lui propose : il rentre en France, à Montpellier plus précisément, où il est rattaché à la station de l’IFCC qui deviendra en 1983 l’IRCC (Institut de Recherche sur le Café, le Cacao et autres plantes stimulantes) suite à des remaniements institutionnels majeurs dont nous allons montrer tout de suite qu’il y prend part rapidement.

Notes
1801.

Yvette Dattée avait formé des générations d’ingénieurs/chercheurs en poste à l’IFCC. Elle était donc restée particulièrement liée à cet institut. Voir [Bichat, H. et Varenne, F., 2001].

1802.

Millier travaille alors essentiellement dans l’esprit de l’école de biométrie française. Il développe des recherches en statistiques multidimensionnelles appliquées à l’analyse spatiale des écosystèmes forestiers. Il s’est aussi intéressé plus généralement aux modèles mathématiques dynamiques et à la cartographie statistique. Il est actuellement, en 2003, Directeur Scientifique de l’ENGREF.

1803.

Sur cette information que nous avons recoupée, voir [Bichat, H. et Varenne, F., 2001], p. 8 et [Coléno, A. et Varenne, F., 2001], p. 6.

1804.

[Coléno, A. et Varenne, F., 2001], pp. 2-3.

1805.

[Coléno, A. et Varenne, F., 2001], p. 3.