Le retour en métropole : création et informatisation du CIRAD

En 1981, Bichat décide donc de réorganiser le groupement de manière à lui donner plus de cohésion sans pour cela briser les spécificités traditionnelles de chaque institut. Pendant trois ans il va travailler à faire du GERDAT ce qui sera nommé à partir de 1984 le CIRAD : Centre de Coopération Internationale et Recherche Agronomique pour le Développement. En accord avec le gouvernement français de l’époque, Bichat choisit de mettre en avant le côté « coopération » et « aide au développement » de manière à prendre explicitement en compte, dans la politique de recherche, les intérêts économiques et sociaux des pays d’accueil. Il dispose pour cela de l’appui d’Alain Savary 1807 puis d’Hubert Curien 1808 . Comme ce fut le cas pour les instituts naguère indépendants, le GERDAT puis le CIRAD fonctionneront selon le principe d’une recherche appliquée directement à même de dégager des fonds propres grâce à des contrats ponctuels passés avec les pouvoirs publics français, avec des entreprises privées ou encore avec des gouvernements étrangers. Le statut du CIRAD reste donc bien différent de celui de l’INRA ou du CNRS.

Dans son travail d’unification de la recherche tropicale appliquée, même s’il n’est pas partisan d’un jacobinisme à outrance et s’il préfère l’idée d’une confédération d’instituts, Bichat perçoit rapidement la nécessité et l’intérêt d’une informatisation précoce de son institution. En effet, il lui faut gérer onze organismes dont les statuts demeurent malgré tout assez différents. La gestion de l’information et des ressources devient, dans ces conditions, un enjeu majeur. De plus, la nécessité de disposer d’un réseau informatique interne s’impose plus que jamais au GERDAT puisque la plupart des instituts sont localisés dans l’outre-mer, c’est-à-dire très loin les uns des autres. Pour en assurer un meilleur contrôle, la direction se sent donc dans l’obligation de matérialiser en quelque sorte l’unité organique du groupement. C’est la solution de l’informatique répartie qui s’impose alors à Bichat dans une époque particulièrement ouverte à cette idée puisque, rappelons-le, vient de paraître l’important rapport de Nora et Minc (1979). Ce dernier, on s’en souvient, met beaucoup l’accent sur le côté gestion-centralisation-redistribution de l’information grâce aux solutions informatiques.

C’est précisément à ce moment-là que Bichat se souvient de de Reffye. Bichat est l’un des premiers à admirer son travail de simulation sur ordinateur. Et il reconnaît volontiers une sorte de génie chez ce collègue qu’il avait rencontré naguère sur le terrain, lorsqu’il était lui-même dans un poste de direction en Côte-d’Ivoire. Cependant, les applications de son travail paraissent en réalité bien minces. L’activité essentielle du CIRAD consiste toujours en l’amélioration des sols, des graines et des techniques de culture. La prévision de la verse du caféier et la prise en compte des problèmes mécaniques des arbres paraît à ce moment-là un problème dépourvu de généralité et donc d’urgence. Il semble très marginal. En 1981 donc, en accord avec le secrétaire général du GERDAT, Jean-Marie Sifferlen, Bichat nomme de Reffye (qui vient à peine d’arriver à la station de l’IFCC de Montpellier) à la tête du Centre Informatique du GERDAT. Bichat, ne disposant pas d’informaticien de formation au GERDAT, fait donc confiance à un autodidacte dont la compétence est toutefois reconnue, en interne, par ses pairs. Il s’appuie en fait surtout sur la personnalité de de Reffye qu’il trouve rigoureuse, conciliante et diplomate. L’informatisation d’une institution étant toujours l’occasion de luttes violentes et de redistribution de pouvoir intenses, une telle personnalité fédératrice semble le meilleur choix pour Sifferlen et Bichat. Outre le fait qu’il s’agit d’une promotion importante pour lui, de Reffye accepte cette proposition pour au moins trois autres raisons. Tout d’abord, en se rapprochant des instances de décision, il rend définitif son retour en France. Ensuite, notamment après son échec à l’INRA, il est disposé à abandonner à ce moment-là la recherche. Il se sent saturé. Le travail dans l’isolement lui a pesé. Surtout il ressent assez mal le faible écho que ses travaux suscitent au-delà du succès d’estime indéniable qu’il remporte auprès de ses collègues directs de l’IFCC. Il se sent en réalité très peu soutenu de ce côté-là. Enfin, il a lui-même le sentiment d’avoir fait le tour de la question qu’il s’était lui-même posée dans le cadre de sa thèse : il ne voit pas comment renouveler sa propre problématique de simulation. On peut ajouter qu’il est probablement dépité face aux résultats en demi-teinte des recherches qu’il a entre-temps poursuivies sur l’optimisation de la densité assistée par la simulation. Il doute très certainement. Le chemin qu’il voit s’ouvrir à lui dans l’immédiat est celui d’un rapprochement possible avec des informaticiens de métier qui sauront peut-être améliorer son logiciel, à côté du travail d’informatisation du GERDAT.

Dans son nouveau poste, son activité consiste essentiellement à recruter de jeunes ingénieurs informaticiens dont il supervise ensuite le travail. De Reffye ne part pas de zéro. Il s’agit surtout de réorganiser les réseaux déjà existants. Bichat veut un outil informatique puissant susceptible de livrer des indicateurs sur le fonctionnement technique, scientifique, commercial ou administratif de chacune des petites unités du GERDAT afin de déterminer les problèmes communs et de les maîtriser ensemble et rapidement. De Reffye recrute plusieurs ingénieurs de l’ENSIMAG (Grenoble), dont Joël Sor, qui sauront développer avec lui, en deux ans, un système informatique très performant.

Pendant ces années, de Reffye ne modifie pas fondamentalement l’architecture de son programme. Mais, à ses heures perdues, il demande tout de même à Joël Sor de l’aider à le traduire en FORTRAN de manière à ce qu’il soit portable sur la plupart des autres machines. C’est en effet une des premières conditions à respecter lorsque l’on veut développer une solution informatique qui se veut plus générale. Sor et de Reffye vont ensuite développer les simulations de 1979 sur d’autres périphériques, notamment sur les grosses tables traçantes à rouleaux de marque Benson, puis sur les premiers écrans Tektronix qui seront disponibles au GERDAT à partir de 1982. De Reffye sait qu’il faut suivre le progrès technologique au plus près s’il veut tenter de sortir ses simulations de l’ornière des limitations en puissance. Or, il bénéficie d’une particulière bienveillance du côté de la direction du GERDAT. Elle lui est vivement reconnaissante d’avoir réussi à implanter rapidement et sans trop de heurts un réseau informatique qui fonctionne : Sifferlen accède donc assez souvent à ses demandes d’achat supplémentaire en machines coûteuses. Bichat et Sifferlen soutiennent fortement de Reffye de ce point de vue là. De fait, le Centre Technique dont de Reffye est le responsable dépend directement de la direction du GERDAT. Financièrement, il est ainsi moins assujetti à des contrats ponctuels comme le sont en revanche les différents instituts rattachés auxquels il est demandé de dégager des fonds propres. De Reffye bénéficie en conséquence d’une sorte de traitement de faveur : on tolère qu’il se paye le luxe de faire un peu de recherche fondamentale, chose contre-nature au GERDAT, cela d’autant plus qu’il ne semble pas abuser des largesses dont on gratifie son Centre.

Pendant cette période d’arrêt de ses recherches, de Reffye s’astreint tout de même à publier sa thèse. Il le fait de manière assez détaillée (sur 66 pages en tout) dans quatre numéros successifs de la revue Café, Cacao, Thé, entre juin 1981 et mars 1983. Mais, comme pour ses premiers articles de modélisation publiés dans la même revue technique, l’écho qu’il en reçoit est, dans un premier temps, assez faible. Les articles de cette revue sont pourtant répertoriés dans le système international des Current Contents. Ce qui permet des recherches par mots-clés. Mais les articles de de Reffye sont en français et restent donc peu, voire pas du tout accessibles aux chercheurs étrangers.

Notes
1807.

Ministre de l’Education Nationale de mai 1981 à juillet 1984, date à laquelle il démissionne.

1808.

Ministre de la Recherche et de la Technologie de 1984 à 1986 et de 1988 à 1993.