Une valorisation de la recherche pour le moins réussie

Il n’est pas insignifiant que les premiers gros clients de l’AMAP soient des japonais. Ces derniers se servent très rapidement des images de l’AMAP dans des problématiques paysagères, de conception de jardins botaniques ou d’animation. Dans notre historique précédent, nous avions déjà compris que le Japon avait précocement développé des essais de simulation réaliste des plantes. Nous voudrions suggérer ici que ce n’est pas tout à fait par hasard. Il faut voir là bien sûr l’effet d’une certaine avance japonaise, surtout dans les technologies des nouvelles images au cours des années 1980. Mais devant les fines simulations graphiques de jardins japonais (quelque peu éthérées et hors sol par rapport à ce que proposera Jaeger en 1987) de Aono et Kunii (1984), on peut imaginer qu’une forte demande sociale en paysagisme existe dans ce pays, notamment de par le rapport singulier que ses habitants entretiennent avec les plantes. Avec moins de répugnance qu’en Occident, elles sont conçues comme pouvant résulter d’une intervention très forte de l’homme (bonzaï), d’une quasi-fabrication sculpturale et architecturale (art du tokikata 1880 ou art des jardins idéaux incitant à la méditation). La rupture entre le naturel et l’artificiel y est donc moins nette. Que la science de la conception artificielle, l’informatique, en permette la représentation fidèle est sans doute en soi moins choquant que pour un occidental plus rétif, quant à lui, à l’idée de reproduire une nature que l’on disait créée par Dieu 1881 .

La perception visuelle et esthétique que les japonais ont traditionnellement des plantes est elle aussi particulière : l’arbre est reproduit par le trait cursif de la calligraphie. Ce fait est frappant lorsque l’on observe les fines simulations de Aono et Kunii sur leur écran graphique. Que la simulation géométrique des plantes ait eu sa source au Japon surprend donc moins si l’on songe à tous ces facteurs civilisationnels 1882 . Toutefois, ce qui manque aux japonais en cette fin des années 1980, c’est une plus grande fidélité à la botanique. C’est précisément ce que propose AMAP avec son module topologique intégrant l’approche par processus stochastiques. AMAP va donc bénéficier très vite de ce fort engouement.

Après les japonais, la SEITA contracte avec AMAP dans le but de réaliser des tabacs ornementaux. Puis, un bureau d’architecte paysagiste français, celui de Philippe Thébaud (agence TUP, située à la Défense), finit par acheter le logiciel. AMAP conclut également un partenariat avec l’Ecole Horticole de Lullier en Suisse pour la fourniture d’un certain nombre de copies de l’application. Au début, l’industrialisation et la commercialisation du logiciel sont effectuées en interne par AMAP 1883 . Les contrats concernés peuvent atteindre quelques centaines de milliers de francs de l’époque, voire un million. Entre 1988 et 1990, les ventes pourront même rapporter jusqu’à deux millions et demi de francs par an.

De par cette capacité à valoriser un produit de la recherche, le CIRAD réussit une belle opération qui ne lui attirera pas que des sympathies. Nous y reviendrons. Du fait qu’il dispose de plus de moyens, on l’a compris, le CIRAD s’accapare vite les compétences de Jaeger qui, d’une certaine manière, échappe à l’influence de Françon. Après une année de service miliaire au cours duquel il effectue, comme scientifique du contingent, des travaux d’ingénieur en simulation et images de synthèse 3D à l’EAALAT (Ecole d’Application de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre 1884 ), Jaeger est recruté au CIRAD comme ingénieur de recherche en 1989 pour poursuivre son travail. Entre-temps, Hervé Bichat rencontre le mathématicien Jacques-Louis Lions (1928 – 2001), ancien président de l’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et Automatique), et qui est alors professeur au Collège de France 1885 . Lions est intéressé par ce que Bichat lui rapporte au sujet de l’AMAP. Et il se déplace à Montpellier pour voir les résultats sur place. C’est grâce à cette rencontre que l’AMAP obtient le prix Seymour-Cray en 1988 pour ses images de synthèse. La même année, Puech et Françon réussissent à faire accepter un premier article de l’AMAP au colloque SIGGRAPH de 1988 1886 . L’année d’avant, ils avaient essuyé un refus des américains, mais le CIRAD avait tout de même payé ce qu’il fallait pour présenter un stand en dehors du colloque scientifique proprement dit. Mais être présent sur un stand et être publié, cela n’a pas la même signification du point de vue de la reconnaissance scientifique. L’année 1988 voit donc une sorte de consécration de l’AMAP dans le domaine de l’infographie.

Notes
1880.

Signifiant « lecture de l’univers à travers le jardin ».

1881.

Voir [Dumas, R., 2002], pp. 192-229.

1882.

C’est un travail de Jean-Louis Boissier qui nous permet de confirmer cette parenté entre la calligraphie extrême orientale et l’image numérique filiforme de la plante. Boissier (né en 1945) est artiste et professeur d’esthétique à l’université Paris 8. Dès 1989, devant les simulations filiformes de bambou présentées par AMAP, il croit retrouver le secret de la calligraphie chinoise. On peut renvoyer à cet extrait d’un de ses articles paru dans un ouvrage sur l’image virtuelle publié par le Centre Georges Pompidou : « Pour restituer l’allure, foncièrement mystérieuse, de cette herbe-arbre, ils [les chercheurs de l’AMAP] sont allés chercher son li [puissance vitale pour les chinois], et son moteur de croissance […] C’est que dans la calligraphie comme dans l’image numérique le point a un potentiel », [CCI, 1989], p. 51.

1883.

Voir [Houllier, F. et Varenne, F., 2000], p. 19.

1884.

On y enseigne principalement le pilotage d’hélicoptères.

1885.

Spécialiste de contrôle optimal et, plus largement, des mathématiques appliquées à l’automatique, il avait été à l’origine de l’IRIA qui deviendra ensuite l’INRIA. Il avait été Président de l’INRIA de 1980 à 1984. À côté de multiples implications au plus au niveau dans des groupes industriels français (Dassault, Thomson…), il était alors Président du CNES. Il le sera de 1984 à 1992.

1886.

[Reffye (de), Ph., Edelin, C., Françon, J., Jaeger, M. et Puech, C., 1988].