Les agronomes à l’école de la simulation : l’AIP INRA/CIRAD (1990-1993)

De manière significative, il se trouve que c’est Alain Coléno qui lance l’idée de l’AIP en 1989. Entre-temps, entre 1980, date où il avait fait la connaissance de de Reffye en tant que membre du jury du concours d’entrée à l’INRA, et 1987, Alain Coléno a poursuivi son travail de directeur du secteur des pathologies végétales de l’INRA 1945 . Pendant ces années-là, il a considérablement favorisé et soutenu le développement de solutions logicielles d’aide au diagnostic. Il s’est persuadé de la valeur de l’informatique dans son lien avec la modélisation des connaissances. En participant, aux côtés d’informaticiens, à la conception de logiciels, il a contribué à faire diffuser ces techniques à l’INRA. Puis il a fait former des agronomes aux techniques de traitement de l’information. Cependant, ne disposant pas pour autant d’un accueil large et adapté dans leur institut d’origine, un certain nombre de ces agronomes-informaticiens quittèrent ensuite l’INRA pour travailler dans le privé. S’il y a donc un intérêt scientifique indéniable de Coléno pour l’AMAP, il y a aussi et surtout un volontarisme constant à l’échelle institutionnelle, comme au niveau de la politique de la recherche, qui va conduire à la naissance de cette AIP.

Evoquons d’abord ce contexte de politique scientifique plus favorable à la modélisation en général. À l’époque, en effet, le directeur général de l’INRA, Jacques Poly 1946 , prône une agriculture qualitative et plus respectueuse des équilibres biologiques. En juillet 1978 déjà, en réaction aux premiers excès visibles de l’agriculture productiviste d’après-guerre, il avait été l’auteur d’un rapport retentissant dans lequel il montrait la nécessité pour l’INRA de travailler à l’établissement d’une agriculture plus « autonome et économe » 1947 . En particulier, à côté d’admonestations concernant les économies en énergie, en engrais ou le retraitement et la revalorisation des déchets agricoles, ce rapport engageait la recherche agronomique à « être imaginative dans ses concepts » 1948 . Après sa nomination à la direction générale de l’INRA, en 1979, dans la continuité des comités DGRST (constamment renouvelés de 1972 à 1984), et dans une vision donc proche de celle qu’incarnait Jean-Marie Legay depuis une décennie, Poly avait mis en avant les pratiques de modélisation dans la mesure où elles permettaient, selon lui, de penser ensemble et de faire interagir le développement, les ressources et l’aménagement rural équilibré 1949 .

En 1987, Poly dirige l’INRA lorsque Coléno prend la direction du secteur des productions végétales. À l’époque, ce secteur est important puisqu’il rassemble six départements de recherche, avec environ 2500 personnes, dont 1000 chercheurs. Dès le départ, au moyen des documents de politique générale à la modification desquels il contribue, Coléno tient pour sa part à donner une plus grande place et une plus grande souplesse aux transferts des résultats de l’INRA en direction des entreprises privées. Toutefois, il y travaille à éviter qu’il y ait en ce domaine un certain détournement de l’intérêt public. Il cherche enfin à favoriser un peu plus les recherches dynamiques, à savoir celles qui sont susceptibles d’être assez rapidement valorisées. Pour lui aussi, la modélisation a son rôle à jouer. Mais, alors que Poly insiste davantage sur l’intégration de problématiques multidimensionnelles (agricoles, humaines, environnementales,…), pour Coléno, la modélisation permet surtout une conceptualisation opérationnelle, c’est-à-dire utilisable sur le terrain.

Pendant ces années, Coléno reste informé des travaux de de Reffye et voit bien le certain succès qui commence à poindre au CIRAD avec la simulation architecturale. Il cherche à communiquer cet intérêt à ceux des chercheurs de l’INRA qui modélisent déjà. À ses côtés en effet, quelques chercheurs au départ minoritaires, comme Jean Bouchon 1950 , commencent à s’y intéresser. On trouve aussi Jean-Marc Ottorini, chargé de recherche à l’INRA et en poste à Nancy dans le groupe « Croissance, Production et Qualité des Bois ». À la fin des années 1980, à la suite des idées du canadien Ken J. Mitchell remontant déjà à 1975, Ottorini avait développé le programme SimCoP, un « Simulateur de Croissance et de Développement de Conifères en Peuplement » 1951 . Le programme informatique distinguait la croissance en hauteur de l’arbre et le développement du houppier. Il pouvait ainsi faire interagir les arbres en peuplement en prenant en compte la gêne. Ce travail restera toutefois longtemps isolé. Par la suite, Ottorini développera une approche de modélisation de type nettement écophysiologique. Et il se démarquera volontairement de l’approche architecturale d’AMAP.

De manière générale, les modélisateurs de l’INRA dépendent quasi-exclusivement du département de recherches forestières 1952 . C’est là en effet que l’on trouve le plus gros contingent de mathématiciens de formation. Mais l’intérêt de Jean Bouchon lui-même pour l’approche du CIRAD a une histoire. Là encore, Poly a joué un rôle important aux côtés de Coléno. En 1983, en effet, il causa un électrochoc dans le département des recherches forestières dont Bouchon dépendait. Il s’était étonné que des chercheurs comme lui se soient cantonnés à établir des « tables de production » et aient ainsi abandonné la recherche plus conceptuelle. À ce sujet, l’influence de Yves Birot, alors directeur du programme « Dendrométrie et croissance des peuplements forestiers » n’est pas non plus à négliger. Birot était généticien d’origine et il était venu progressivement à la dendrométrie. Lors d’une mission d’étude aux Etats-Unis, il s’était auparavant persuadé de l’importance de la modélisation en foresterie, en particulier. Et il s’en était ouvert à Poly. C’est à ce moment-là que Poly avait convoqué Bouchon et qu’il lui avait imposé de revoir l’orientation comme l’intitulé de son programme de recherche : selon lui, il fallait abandonner les termes de « sylviculture » et de « dendrométrie » qui accusaient un côté purement technique pour préférer ceux de « croissance, développement et production des arbres » 1953 pour lesquels la modélisation devait jouer le rôle principal.

Après ce ferme « coup de semonce » 1954 , Bouchon est tout de même promu, en remplacement de Yves Birot, directeur coordonnateur du programme qui devait dès lors s’intituler « croissance des arbres, dynamique et production des peuplements forestiers » de l’INRA. Birot est quant à lui nommé directeur du département des recherches forestières.

Avec ses collègues comme avec ses doctorants, dont le jeune François Houllier issu, comme lui, du moule X-ENGREF, Bouchon se livre à un gros travail de bibliographie et de réflexion. À l’encontre de la génération précédente qui privilégiait l’approche purement biologique pour les questions de sylviculture, Bouchon se persuade rapidement lui aussi que l’avenir appartient à la modélisation mathématique. En foresterie, l’exemple lui vient notamment des modèles de productions et de croissance qui sont utilisés comme outils de gestion aux Etats-Unis et au Canada dès les années 1960. La modélisation sert selon lui à rationaliser la sylviculture et à permettre des prédictions vérifiables 1955 . À l’ENGREF, au début des années 1980, il enseigne toujours les tables de production 1956 mais aussi les modèles mathématiques qui sont disponibles dans la littérature ou à la conception desquels il a participé. Mais ce sont encore essentiellement des modèles statistiques ou des modèles théoriques calqués sur les principes de la biologie des populations.

Or, il se trouve que Bouchon avait lui aussi fait partie du jury qui avait refusé l’entrée de de Reffye à l’INRA. Avec Coléno, il avait été l’un des seuls à l’avoir soutenu. Au cours des années 1980, il reste donc lui aussi en contact assez constant avec de Reffye. Plus que Coléno encore, et surtout lorsque son intérêt pour la modélisation est relancé par l’intervention de Birot et Poly, il veille à disposer de toutes les publications d’AMAP dès leur parution. De fait, il n’est pas très étonnant que Bouchon soit un des premiers à demander explicitement que l’INRA s’intéresse à la modélisation architecturale : il pressent lui aussi que quelque chose d’important se passe au CIRAD en matière de modélisation et que l’INRA doit suivre.

En cette fin des années 1980, de son côté, Coléno tente donc d’engager fortement ses collègues écophysiologistes du secteur végétal à abandonner leur polarisation sur les modèles de fonctionnement restreints et à échelle locale, pour essayer d’intégrer les données de l’architecture végétale, architecture dont on sait combien elle joue dans le fonctionnement global de la plante. L’objectif est notamment d’améliorer la nature des modèles opérationnels dans le cas des forêts hétérogènes, c’est-à-dire en particulier dans les forêts non mono-équiennes 1957 . De surcroît, il apparaît de plus en plus que les modèles compartimentaux habituels des écophysiologistes sont incapables de prédire les changements de comportement de la plante dans des situations de compétition ou de taille (arboriculture, sylviculture). Ils ne peuvent pas non plus préciser où exactement la matière produite se répartit dans l’arbre, ce qui est pourtant fondamental pour le contrôle des productions végétales. Mais Coléno ne parvient pas à inciter, de l’intérieur, les écophysiologistes de l’INRA à franchir ce pas.

Donc, il va procéder autrement. À partir de 1989, il entre en contact avec de Reffye. Il lui donne son avis au sujet de la convergence qu’il croit désormais possible : il faudrait apporter des considérations physiologiques aux simulations architecturales d’AMAP pour les faire servir plus amplement aux sciences du végétal. Cela semble tout à fait en cohérence avec les travaux de Blaise de l’époque. Et il y a des fonds importants qui peuvent être débloqués du côté de l’INRA. De Reffye est évidemment très intéressé. Il donne son accord de principe sur une collaboration d’abord ponctuelle.

Notes
1945.

Voir notre entretien [Coléno, A. et Varenne, F., 2001], p. 4.

1946.

Qui avait commencé sa carrière à l’INRA, dans les années 1950, en génétique animale.

1947.

[Keilling, J., 1997], p. 3.

1948.

[Keilling, J., 1997], p. 4.

1949.

Dans ce même esprit, Poly présidera à la création, en 1979, d’un nouveau département de l’INRA : le département des « Systèmes Agraires et Développement » (SAD). Ce département sera chargé d’engager des recherches sur le développement. Son approche se voudra « systémique », au sens des « systèmes agraires » des géographes. Des savoirs techniques divers devront être intégrés au plus près des pratiques. Le SAD souffrira longtemps d’être déconsidéré par les autres départements de l’INRA : avec ses problématiques mixtes et plutôt techniques que scientifiques, on l’accuse périodiquement de ne pas véritablement faire de la recherche. Voir sur ce point [Vissac, B. et Deffontaines, J.-P., 1999], p. 2.

1950.

Jean Bouchon (né en 1938) est un X-ENEF (Ecole Nationale des Eaux et Forêts). Démissionnaire du corps des Eaux et Forêts en 1963, il devient attaché de recherche, chercheur puis directeur de recherche à l’INRA. Dans les années 1980, il est en poste à la « station de sylviculture et de production forestière » de l’INRA de Nancy. Il enseigne également à l’ENGREF.

1951.

[Ottorini, J.-M., 1995], p. 97.

1952.

Qui dépend lui-même du secteur des productions végétales. Dans un entretien publié, Jean Bouchon rappelle que « la biométrie à l’INRA a été créée par des forestiers et notamment par des forestiers polytechniciens. Les besoins en mathématiques du secteur dendrométrie ont été importants dès le début alors qu’ils étaient ressentis moins vivement ailleurs. Les statistiques supposaient des moyens de calcul importants », [Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 103. On conçoit ainsi que les « forestiers » de l’INRA aient été plus réceptifs à l’approche de de Reffye.

1953.

[Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 105.

1954.

Selon les termes de Bouchon lui-même [Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 107.

1955.

Pour ces informations, nous nous sommes appuyé sur [Houllier, F. et Varenne, F., 2000], pp. 3-7.

1956.

Les tables de production sont utilisées en foresterie depuis la fin du dix-neuvième siècle. Elles apparaissent d’abord en Allemagne avant de se diffuser très tardivement, en France, dans la décennie 1963-1973 (voir [Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 104). Ce sont des résumés tabulés, éventuellement mathématisés, de la trajectoire moyenne d’un peuplement forestier sur une station. Les variables y sont exprimées en fonction de l’âge du peuplement. Ce sont le volume, la hauteur et le diamètre moyen des arbres. L’objectif est essentiellement économique.

1957.

Hors plantations, où les arbres ne sont donc pas nés la même année.