Les raisons scientifiques de la sollicitation de l’INRA 1961

Précisons tout d’abord que, jusqu’au début des années 1990, les modèles de l’AMAP restent tributaires de leur origine, malgré la diversité de leurs applications. Ils ont été conçus dans le souci de restituer avec finesse la variabilité de la dynamique architecturale, dans un contexte de reconnaissance du génotype. Ils ont leur source dans le souci d’une maîtrise des clones sur le terrain et d’une reconnaissance fine de prédicteurs, c’est-à-dire d’indices architecturaux capables de révéler a priori le devenir de la plante. Ces modèles rejoignaient donc principalement des préoccupations de biométrie, c’est-à-dire de mesure précise des formes vivantes, dans une perspective au départ agronomique et d’amélioration des plantes. Ils n’étaient pas conçus prioritairement pour un usage en foresterie, c’est-à-dire en gestion de production de bois.

De leur côté, les dendrométriciens, spécialistes de la production ligneuse, avaient développé à l’INRA, et ailleurs 1962 , des modèles de plus en plus fins selon une évolution compréhensible. L’origine et l’histoire scientifiques et techniques de ces modèles sont à restituer brièvement ici de façon à ce qu’on saisisse plus précisément l’intérêt que porte le département des recherches forestières de l’INRA, au début des années 1990, aux recherches de l’AMAP.

Au 19ème siècle, les dendrométriciens s’étaient d’abord contentés de modèles de production ligneuse à l’échelle de peuplements moyens et homogènes. Les tables de production utilisées au début du 20ème siècle étaient encore essentiellement empiriques et reposaient sur le comportement dendrométrique globale d’un peuplement. Ces modèles de peuplement concernaient des futaies régulières et monospécifiques 1963 . Progressivement et dès la fin du 19ème siècle, les sylviculteurs ont appris à pratiquer sur le terrain divers types d’éclaircies. Cette pratique s’est amplifiée au 20ème siècle grâce aux progrès des outils et machines en usage en foresterie. C’est elle qui a été décisive dans l’amorce d’une conception de nouveaux modèles. Il faut en effet rappeler qu’au 19ème siècle, « les éclaircies étaient souvent très faibles et par le bas » et que « le thème de l’influence de la sylviculture sur la production du peuplement et la croissance individuelle n’était donc pas central » 1964 .

Au contraire, la seconde moitié du 20ème siècle a également vu le développement de dispositifs expérimentaux de suivi précis et permanent des peuplements. De nouvelles pratiques sylvicoles se développèrent. Elles réclamaient la conception de lois quantitatives adaptées. Les dendrométriciens n’ont pas d’abord renoncé à l’approche par le peuplement mais ont introduit, à partir des années 1950, des notions de variations de densité de plantation qui ont conduit à l’introduction d’équations différentielles ou d’équations aux dérivées partielles dans des modèles de production ligneuse.

Cela n’était qu’une étape. Au cours des mêmes années 1950-1960, des données précises et considérables, émanant d’inventaires forestiers régionaux et nationaux d’Amérique du Nord, rendaient de toute façon caduque l’approche par peuplement homogène. Il fallait faire face à toutes ces données hétérogènes en essayant de leur donner un sens, d’y trouver de l’ordre. Le raisonnement à partir d’un peuplement d’arbres n’était plus suffisant. Les dendrométriciens, nord-américains principalement, ont alors opté pour les modèles d’arbre, c’est-à-dire pour des modèles considérant l’arbre dans son individualité, avant tout peuplement. C’est ainsi que l’on dut introduire des caractéristiques architecturales dans la considération du fonctionnement physiologique de l’arbre 1965 . On ne pouvait se passer de considérer le compartiment aérien qui fait notamment intervenir la forme générale du houppier. Ainsi, progressivement, s’est imposée la nécessité de recourir à une représentation quantitative précise et prédictive de l’architecture des arbres. Au début des années 1990, nous en sommes donc là, quand Jean Bouchon et François Houllier écrivent :

‘« …il ressort d’abord que le niveau d’organisation privilégié par les dendrométriciens est bien celui du peuplement, mais que la réponse aux problèmes qui leur sont soumis à ce niveau passe de plus en plus par des études à des niveaux plus fins (arbre, compartiments de l’arbre, branches) : l’objet d’étude est donc rarement l’arbre seul ou le peuplement seul, mais presque toujours l’arbre au sein d’un peuplement. Il apparaît ensuite qu’ils s’intéressent depuis longtemps au développement aérien et aux relations qu’il entretient avec la production ligneuse […] La plupart des modèles modernes incluent donc des informations sur le compartiment aérien : extension du houppier, masse foliaire, dimension des branches, etc. […] Le besoin d’une meilleure description et d’une meilleure représentation existe dans plusieurs domaines : […] l’analyse de la mise en place de l’architecture est nécessaire pour comprendre, puis prédire, l’élagage naturel ou l’apparition de défauts singuliers (fourches, grosses branches) ; l’assemblage de modèles de processus (transfert radiatif, contact entre arbres, production – diffusion – consommation des assimilats) nécessite de disposer de maquettes architecturales des arbres. » 1966

En fait, comme Bouchon le fait remarquer, la situation française n’est pas si différente de celle des américains si l’on rappelle que 70% de la surface des forêts françaises sont occupés par des peuplements mélangés 1967 . Dans cette AIP, les dendrométriciens français sont donc eux aussi en recherche d’un modèle intégrateur qui aurait pour fonction d’assembler les modèles déjà existants et de les faire communiquer. Contre les écophysiologistes toujours prompts à compartimenter les processus dans l’espoir très hypothétique de pouvoir un jour réintégrer ces compartiments isolés, Bouchon encourage à adopter une approche holistique 1968 . Car ces sous-modèles pris séparément ne donnent toujours pas les résultats espérés.

On attend donc du modèle de simulation de l’AMAP qu’il remplisse une fonction assez nouvelle : en l’occurrence qu’il serve de « maquette » support pour ces modèles physiologiques, que la structuration de ses données servent de réseau de communication botaniquement « réaliste » entre les entrées et les sorties des sous-modèles physiologiques. La simulation est donc incitée à servir de modèle squelette, dans ce cas précis. Selon Bouchon, il apparaît qu’il ne faut pas penser la simulation comme un modèle semblable aux autres. Elle jouerait un rôle qui la placerait au premier rang des modèles. Attention à bien noter que cette remarque ne prétend pas valoir en général pour toute simulation.

En fait, d’où vient cette faculté que possède la simulation architecturale de supporter tous les autres modèles et de les fédérer ? Qu’est-ce qui en fait la valeur ? Selon Bouchon, la simulation n’a de valeur pour les dendrométriciens que parce qu’elle est aussi et d’abord, dans notre cas précis, un modèle de la croissance architecturale. En effet, dans la réalité, l’architecture végétale semble bien avoir pour fonction de fédérer les phénomènes physiologiques de la plante, même si elle-même n’est pas facilement réductible à ce type de phénomènes. Tel est donc le cœur de la réflexion que mènent quelques uns des responsables de l’INRA face aux résultats du CIRAD. Le rôle éminent de la simulation n’est reconnu que parce qu’elle concerne un « compartiment » éminent de la plante : son architecture. La simulation n’est pensée comme architecture des modèles végétaux que parce qu’elle est également un modèle de l’architecture végétale 1969 .

Or, les modèles répondant à de telles exigences n’existent qu’au CIRAD et c’est ainsi que les responsables de l’AIP ont, en dernière analyse, justifié cette collaboration avec l’AMAP. Pendant un moment, cependant, le programme de « croissance, développement et production » dirigé par Jean Bouchon avait cru pouvoir bénéficier des concepts et techniques développés par le département d’amélioration des plantes et d’arboriculture fruitière de l’INRA. Mais, même si dans les deux cas, l’architecture doit être prise en compte, les protocoles de l’arboriculture visant à optimiser la production en fruit (coupes, tailles, éclaircies…) ne sont pas les mêmes que ceux qu’il faut mettre en œuvre en sylviculture où c’est la production ligneuse qui est privilégiée. De surcroît, l’arboriculture, en se raffinant, doit elle même promouvoir l’approche par simulation architecturale. D’où les deux pôles moteurs d’une véritable jonction entre l’INRA et l’AMAP : arboriculture et sylviculture.

Notes
1961.

Dans tout ce paragraphe, nous nous appuierons sur la présentation que Jean Bouchon fait du contexte de l’AIP, in [Bouchon, J., 1995], pp. 7-16.

1962.

Voir [Bouchon, J., 1995], pp. 17-25 : « Une brève histoire de la modélisation de la production des peuplements forestiers : place des méthodes architecturales. »

1963.

À une seule espèce d’arbre.

1964.

[Bouchon, J., 1995], p. 18, note 1.

1965.

Voir [Hesketh, J. D. et Jones, J. W., 1976], p. 242 : « Various modeling activities have generated long lists of needed information, much of which concerns details of morphogenesis in the species modeled. »

1966.

[Bouchon, J., 1995], p. 23.

1967.

Source : [Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 114.

1968.

[Bouchon, J. et Poupardin, D., 1995], p. 114 : « Je suis, pour ma part, un ferme partisan du holisme, de l’approche globale, même si cette position épistémologique est souvent difficile à tenir. » Plus loin, Bouchon explique que cette difficulté tient principalement au fait qu’il est plus valorisant, si l’on veut faire une bonne carrière dans la recherche, de se concentrer sur un problème restreint où des résultats menus seront indiscutables et publiables bien qu’ils soient très peu utilisables sur le terrain. Voir ibid., p. 115 : « Le réductionnisme paie plus, en tout cas, au niveau des concours […] Ce qui est toutefois certain dans le contexte actuel, c’est qu’inciter les jeunes à adopter une démarche globale, c’est les condamner à faire une croix sur leur carrière. »

1969.

Voir [Bouchon, J., 1995], p. 10 : « Les recherches sur l’architecture semblent donc justifiées soit comme point de passage obligé pour développer des modèles fonctionnels, soit parce qu’on considère l’architecture comme un objet de recherche en lui-même ».