Les hésitations de l’INRA : les arguments en présence

Jean Bouchon ne cache pas que la Direction des Recherches Forestières de l’INRA a elle-même longtemps hésité à collaborer avec l’AMAP. De leur côté, en effet, les dendrométriciens faisaient valoir une autre conception du modèle que celle de l’AMAP. Le débat était d’autant plus amer qu’il portait sur la nature même de l’activité scientifique dans le domaine du végétal : qu’est-ce que modéliser le végétal ?

Pour beaucoup des chercheurs de l’INRA, il n’était pas indispensable « d’utiliser des moyens aussi complexes pour résoudre les problèmes qui se posaient » 1975 . Il suffisait selon eux de poursuivre la modélisation locale sans chercher à ajouter la complexité d’un point de vue global là où justement il s’agit de clarifier les phénomènes. On retrouve là encore une opinion proche de celle que partage Legay et que partageaient avec lui la plupart des biométriciens dans les années 1970 : le modèle est un outil de découverte et de compréhension. Il est finalisé par nature et son usage ne peut être universel. Il ne peut rendre compte que d’un ou deux aspects de la réalité en même temps, pas plus. Il est fondé sur l’interaction entre divers éléments qui ont, pris individuellement, un sens biologique bien défini. Bouchon stigmatise cette position en la rattachant à ce qu’il appelle « l’école française de modélisation » 1976 . Il oppose ainsi les « modèles optimaux » aux « modèles maximaux ». Les modèles optimaux sont minimaux dans la mesure où l’on n’y retient que le strict nécessaire pour rendre compte d’une évolution particulière de la plante. Ce sont les seuls valides pour l’école française de la modélisation. Alors que les tenants des « modèles maximaux » sont supposés faire valoir l’adage selon lequel « qui peut le plus peut le moins ». Selon ces derniers, on pourra résoudre des problèmes régionaux par « réductions ou dégradations successives » du modèle maximal. Or la simulation est l’exemple type du « modèle maximal ». Le malentendu repose donc ici sur la question de savoir ce que doit embrasser un modèle pour être valide. Quel objet doit-être modélisé ? L’architecture est-elle un bon objet de modélisation ? Quel point de vue le modélisateur doit-il adopter : réductionniste ou holiste ? Son présupposé doit-il être que les parties expliquent le tout ou qu’il y a plus dans le tout que dans la somme des parties ?

Ce vieux débat, récurrent dans les phases de transition, pose entre autres la question de savoir si l’on doit accepter une certaine opacité, des zones d’obscurité dans les modèles ou pas, et si l’on peut mettre en équation des relations que l’on ne comprend pas c’est-à-dire que l’imagination ne peut se représenter. Peut-on au fond modéliser une relation dont on ne pourrait faire le schéma avec du papier et un crayon ? Le modèle doit-il toujours se ramener à une visualisation schématique 1977 des processus en jeu ? Ou doit-on se résoudre à ce qu’un modèle du vivant puisse n’être qu’un ensemble d’expressions mathématiques renvoyant éventuellement à des fictions et non à des entités ayant un sens biologique ? Pour les membres du comité de pilotage, il ne faut pas craindre le caractère désormais très formel des modèles de simulation. Il ne faut pas opposer stérilement ces différents types de modèles les uns aux autres, mais les faire se rencontrer, les faire converger sur un terrain formel commun. Cependant peut-on faire se rencontrer des modèles qui n’ont pas le même statut intellectuel ? De plus, il ne s’agirait pas vraiment d’une rencontre puisqu’en fait la simulation aura une position de surplomb dès le départ, étant donné sa différence de nature. C’est ce que certains dendrométriciens de l’INRA craignent lorsqu’ils se demandent ce qu’est réellement capable d’expliquer la simulation pour qu’on la laisse tenir une telle position de surplomb dans le petit monde des modèles. Selon eux, si un modèle tient une position privilégiée par rapport aux autres, c’est nécessairement parce qu’il explique mieux que les autres. Est-ce la cas de la simulation ?

La deuxième critique essentielle, liée à la première, a donc porté sur le caractère uniquement descriptif et non fonctionnel du modèle de l’AMAP. Si par exemple on demande pourquoi les arbres fourchent, ce modèle ne nous fournirait aucune explication, même s’il peut simuler un arbre qui fourche. Bouchon répond que lorsqu’on saura pourquoi ils fourchent, on pourra intégrer sans mal cette connaissance des mécanismes fins dans l’ossature du programme de l’AMAP. La réponse consiste donc à faire comprendre aux chercheurs cette propriété qu’aurait la simulation architecturale de supporter tout sous-modèle fonctionnel qui se présenterait. Tout en étant un intégrateur de modèles, la simulation architecturale n’impose pas une explication unifiant et simplifiant la diversité des phénomènes : elle n’est pas à strictement parler un méta-modèle. Elle colporte très peu d’hypothèses physiologiques puisqu’elle repose sur des bases descriptives systématisées à un tout autre niveau que celui de la cellule ou de la physiologie. Cette objection et la réponse qu’elle reçoit montrent la difficulté que les chercheurs ont eue pour admettre la nouvelle fonction de la simulation dans le champ de la modélisation. La simulation est certes un modèle mais ce dernier est conçu d’abord hors de toute visée explicative. Bouchon tente de leur expliquer que si la simulation était un modèle au sens où ils l’entendent, ils auraient raison de se croire doublés par leurs collègues du CIRAD. Or tel n’est pas le cas : ce n’est donc pas leurs modèles qui sont en cause, mais plus profondément, la définition qu’ils donnent de la notion de modèle. Le « modèle » de l’AMAP fait partie des « modèles descriptifs compliqués » ; ils s’opposent aux « modèles fonctionnels [ou explicatifs] simples » 1978 . Telle est la source du malentendu.

Une troisième critique transparaît dans les communications entre chercheurs pendant les trois années de cette AIP. Les modélisateurs de l’INRA se demandent quel usage on pourra faire d’une simulation incapable de « prédire l’avenir d’un arbre qui aura subi une taille de formation, ou l’avenir d’un peuplement qui aura été éclairci » 1979 . Ce problème vient de l’approche stochastique : le réalisme de cette approche, au sens botanique, se paie par la nature seulement probabiliste de ses prédictions. L’avenir d’un individu ne peut être prédit avec certitude. Fondée sur des mesures statistiques, la simulation ne peut proposer que des descriptions de comportements probables. Les dendrométriciens de l’INRA veulent bien admettre un certain flou dans la connaissance des phénomènes physiologiques. Mais c’est afin qu’une prédiction soit possible. Si l’on ne peut pas expliquer, que l’on puisse au moins prédire ! Le modèle de l’AMAP semble ne permettre ni l’un ni l’autre.

Cette critique est forte. Elle oblige Jean Bouchon à revenir au statut essentiellement empirique de la simulation. En fait, répond-il, la simulation sert à « économiser de l’expérimentation de terrain » 1980 . Il faut comprendre par là qu’elle permet de disposer, pour la première fois en foresterie, d’organismes modèles. Ses organismes simulés peuvent jouer le même rôle que les organismes modèles du type de la bactérie E. Coli en biologie moléculaire, ou de la drosophile en génétique. En effet, leur vitesse de croissance peut être décuplée et des « expérimentations » sont donc envisageables. La simulation permet de s’affranchir des contraintes techniques inhérentes à la mise en forme des êtres vivants complexes dans la réalité : la longue durée, le passage du temps 1981 .

Pour Bouchon, la simulation est un modèle en un sens nouveau. Elle l’est au sens où elle semble prendre place parmi les individus représentatifs d’une espèce vivante qui ont été choisis parce qu’ils sont plus faciles à étudier que les autres. Ces organismes sont habituellement appelés « modèles » parce qu’ils sont supposés être sujets aux mêmes phénomènes de croissance que les autres et qu’ils ont, en plus, la qualité de rendre ces phénomènes plus « lisibles », plus accessibles à l’observation et à la mesure. La simulation, dans cet usage scientifique précis remplace un « organisme modèle » réel. C’est pourquoi elle est plus encore qu’une « maquette architecturale » 1982 où l’on ferait simplement communiquer des modèles explicatifs régionaux. Elle devient une doublure de la réalité, un objet d’étude en lui-même, un objet de curiosité déplacé dans l’ordinateur, un transfert des phénomènes du vivant encore inconnus dans la machine. C’est en quoi elle peut donner lieu à des « expérimentations » au même titre que la plante réelle. Elle tend à se confondre 1983 avec le domaine d’investigation lui-même. La simulation n’est pas seulement un terrain formel partageable et où l’on parle un langage commun 1984 . C’est un nouveau terrain pour de nouvelles expérimentations.

Mais, même si on les sent présentes, ces idées ne sont pas exposées dans toutes leurs implications par Bouchon. Au contraire, il concède sur la fin que c’est la comparaison avec les résultats de terrain qui permettra, en dernière analyse, de « tester la qualité des prédictions », autrement dit de valider la simulation. Comme un modèle, la simulation se valide donc. La simulation complexe qui réplique le réel n’a pas pour objet de le représenter de manière compréhensible ni directement opérationnelle, mais elle nécessite quand même aussi une calibration préalable pour être substituée à lui et servir ensuite seulement à une enquête, qu’elle soit de compréhension ou d’utilisation/prédiction. Cela semble manifester un net retour en arrière : à la lire rapidement, cette concession semble redonner à la simulation le caractère exclusif de modèle explicatif à tester, caractère éminemment discutable comme on l’a vu. Cet apparent repli sur des positions antérieures ou plutôt sur ce qu’il y a de commun entre simulation informatique et modèle mathématique permet en tout cas à l’auteur de se faire entendre des chercheurs de l’INRA et de ne pas les effrayer en s’étendant sur les expériences par ordinateur, véritable hérésie pour beaucoup d’entre eux. Il s’agit de les rassurer en reconnaissant que cette nouvelle forme de modélisation sera elle aussi, à terme, l’objet de tests sur le terrain, au sens de véritables comparaisons avec la réalité végétale, sans entrer dans une véritable discussion sur la nature ni sur le sens épistémique de ce test 1985 .

Cela n’empêche pas Bouchon de conclure très fermement : « il semble que nombre de problèmes anciens ou nouveaux qui se posent en recherches forestières ne puissent plus être résolus que par une approche architecturale. » 1986 Cette tension entre des points de vue divergents va d’ailleurs jusqu’à transparaître dans les articles techniques eux-mêmes. Dans quelle mesure les chercheurs de l’INRA ont-ils, sur le terrain, appliqué ces nouvelles directives, lors de l’AIP ? Ont-ils tous été conciliants ? Quel est, au fond, ce qui les sépare des recherches de l’AMAP ?

Notes
1975.

[Bouchon, J., 1995], p. 9.

1976.

[Bouchon, J., 1995], p. 11.

1977.

À ce sujet, voir les classifications éclairantes de Sylvanie Guinand dans son article « Le modèle en biologie » de l’Encyclopaedia Universalis. Elle y oppose le modèle concret, visualisable, au modèle abstrait. Le modèle par schéma fait partie, selon elle, des modèles concrets.

1978.

[Bouchon, J., 1995], p. 11.

1979.

[Bouchon, J., 1995], p. 14.

1980.

[Bouchon, J., 1995], p. 14.

1981.

En son temps, le philosophe Bergson attribuait la résistance de certains phénomènes matériels à l’explication scientifique au fait qu’ils ne se mesuraient qu’à l’aune de notre propre durée, de notre vécu de conscience : « si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde », [Bergson, H., 1941], p. 9. Car ce temps d’attente n’était pas pour lui un temps mathématique, extensible ou rétractable à volonté ainsi qu’une portion d’espace peut l’être ; il était un temps vécu et il coïncidait avec notre propre durée qui, elle, ne lui semblait susceptible d’aucune contraction ou dilatation. Aurait-il réévalué son jugement face à la simulation ? Cette technique semble en effet permettre à la science de contourner ce problème de la « mise en lois » des systèmes dynamiques complexes en cherchant des modèles pourvus de règles. À ce sujet, voir également [Prigogine, I. et Stengers, I., 1979], passim et [Prigogine, I. et Stengers, I., 1992], pp. 19-22.

1982.

[Bouchon, J., 1995], p. 23.

1983.

Confusion qui, encore en 1997, est inacceptable pour Jean-Marie Legay. Voir [Legay, J.-M., 1997], p. 55: « dans tous les cas, le modèle ne permet pas d’éviter l’expérience. Bien au contraire, il suggère et organise des expériences ; il peut en économiser quelques unes, mais aussi en proposer d’autres. Bien entendu, même la simulation ne remplace pas l’expérience, elle n’en est pas une, elle permet de détecter des absurdités, de désigner des faisabilités. Ce n’est pas parce qu’un calcul est possible, qu’il est pertinent. Seule l’expérience rendra un verdict significatif. » C’est nous qui soulignons.

1984.

En ce sens, la simulation informatique de la plante n’est pas seulement une « trading-zone », une zone frontalière et de commerce où l’on parle un créole juste bon pour des échanges, comme Peter Galison le suggère en revanche pour le cas de la simulation numérique en physique nucléaire. Voir [Galison, P., 1997], pp. 803 et 833-837.

1985.

Dans le cas de la simulation, c’est en effet le « test » ou la validation du modèle qui change également de sens et appelle la mise en œuvre d’autres techniques.

1986.

[Bouchon, J ., 1995], p. 13.