Des traces de réticences dans les actes du Colloque de synthèse

Il est important de noter que les actes de ce colloque ont été publiés en deux volumes séparés. D’un côté, dans [Bouchon, J., 1997], on trouve une présentation systématique de la méthode éprouvée de l’AMAP avec ses résultats, écrite exclusivement par le CIRAD. De l’autre, dans [Bouchon, J., 1995], on trouve les articles produits essentiellement par les chercheurs des laboratoires de l’INRA. C’est un indice qui tend à nous montrer que le rapprochement escompté n’a pas véritablement eu lieu. Cette impression se confirme si nous concentrons notre attention sur le contenu du second volume. Au vu des articles techniques présents, on peut y déceler trois catégories.

La première catégorie est celle des articles résultant de la collaboration effective de chercheurs du CIRAD et de l’INRA : ils sont au nombre de six sur un total de vingt-deux. Tous ces articles renvoient de façon plus ou moins naturelle à la méthode d’AMAP, soit en appliquant au niveau conceptuel l’analyse architecturale mise au point au CIRAD à l’étude d’une espèce particulière, soit en appliquant la simulation elle-même à l’espèce considérée. Il comporte en général une phrase de remerciement à l’égard d’un ou de plusieurs des membres de l’AMAP pour leur soutien dans la mise en œuvre de la méthode 1987 . Ces articles sont donc essentiellement les résultats soit d’un accueil physique de chercheurs de l’INRA au laboratoire du CIRAD, soit d’une mission de conseil effectuée par un des chercheurs du CIRAD dépêché sur place.

Dans la deuxième catégorie d’articles, se manifeste le fait que les chercheurs se sont assez peu souciés de l’approche AMAP. Ils ont appliqué leur méthodologie habituelle sans essayer de se plier aux directives du comité de pilotage de l’AIP. Ainsi, les chercheurs de l’INRA d’Avignon n’ont eu recours qu’aux analyses architecturales de Champagnat. Ils ont utilisé ainsi les distinctions conceptuelles que cet auteur mettait en œuvre entre 1947 et 1965 alors même que les interventions de l’AMAP au cours du colloque rappellent que ces distinctions étaient des ébauches et qu’il faut les rénover en s’appuyant sur les travaux, qu’ils jugent fondamentaux, de Hallé, et sur les leurs. Un chapitre conséquent des actes du colloque 1988 , écrit par deux chercheurs du CIRAD, revient en détail sur l’histoire des termes techniques concernant la mise en place de l’architecture végétale et tâche de montrer qu’il faut se diriger vers un accord sur la terminologie. Certains chercheurs de l’INRA en resteraient-ils donc à une vision « dépassée » de l’architecture végétale ?

Un indice peut nous mettre sur la voie. En effet, la troisième catégorie d’articles semble précisément s’engouffrer dans cette brèche. Elle se sert délibérément de la confusion des termes. C’est celle qui rassemble les chercheurs les plus réfractaires aux idées de leurs collègues du comité de pilotage. À mots plus ou moins couverts, ils n’admettent pas la méthode de l’AMAP. Et l’on perçoit qu’ils font reposer leur refus sur des divergences dans la signification des termes techniques. Des termes aussi généraux que celui d’« architecture » prennent chez eux un tout autre sens. Ce dernier mot ne renvoie pas pour eux aux recherches fondamentales de Hallé et Oldeman. Dans un article écrit par deux chercheurs de l’INRA d’Avignon et de l’ENITEF (Ecole Nationale des Ingénieurs et Techniciens des Eaux et Forêts), on lit par exemple : « l’architecture étudiée est non seulement celle du houppier, mais aussi celle de la structure interne de la tige (empilement des cernes, épaisseur de l’écorce, largeur du duramen…). » 1989 Ils mêlent ce que l’école de Hallé avait classé et distingué. C’est là renoncer à penser les plantes dans les mêmes termes que les architectes du végétal. On comprend alors qu’ils ne voient pas l’intérêt d’une modélisation de la partie aérienne de l’arbre. Ils s’expriment et pensent en termes de « gestion », de « facteurs de production du bois », d’« optimisation »: ils ont donc clairement une perspective sylvicole sur la question. Ils apparentent une plantation d’arbres à une usine plus qu’à un ensemble d’entités formelles générant des formes par algorithmes, comme c’est le cas pour l’AMAP. Cette vieille métaphore sous-jacente de l’usine productrice d’énergie, ou de matière première (le bois), ne peut pas être en accord avec la perspective de la simulation architecturale, où la métaphore est algorithmique. Il est ainsi révélateur qu’ils ne se servent des données du CIRAD qu’au titre de « mesures » visant à compléter les leurs. L’architecture du houppier n’est plus qu’un compartiment parmi d’autres de la plante :

‘« Il était intéressant, dans le cadre de cette AIP, de profiter des mesures de description fine de la branchaison réalisées par le CIRAD pour les mettre en relation avec les accroissements radiaux. »  1990

C’est la seule occasion pour eux d’évoquer le travail du CIRAD et de s’y associer en un sens qui n’a plus rien de commun avec la politique scientifique de l’AIP. Leur désaccord sur le fond s’exprime dans la conclusion de leur article :

‘« La description détaillée de la ramification n’est pas une fin en soi mais bien un moyen d’obtenir une architecture en trois dimensions, support nécessaire pour l’application de connaissances physiologiques sur le fonctionnement du houppier. » 1991

C’est le fonctionnement du houppier seul qui est censé ici être l’objectif de la simulation architecturale. Autrement dit, selon eux, les recherches en architecture n’ont pas plus d’intérêt que les autres approches. Les seuls modèles qui valent sont ceux qui expliquent d’emblée la physiologie des phénomènes. Si l’architecture a un rôle qu’on peut lui concéder, c’est effectivement de servir de « support » pour les véritables modèles. Mais ces modèles ne concerneront alors que le houppier et pas l’arbre dans sa totalité. Suit, dans le texte, une réhabilitation en règle de l’approche physiologique globale et donc une critique des modèles physiologiques locaux. Si ces derniers sont locaux, c’est parce qu’on l’a bien voulu. Il ne tiendrait qu’à nous d’infléchir cette fâcheuse tendance. On s’est ainsi éloigné du « résultat et des conséquences de cette croissance » 1992 . Et la conclusion est :

‘« Pour que cette démarche soit pertinente, il est essentiel que se développe parallèlement aux mesures descriptives et aux modèles empiriques, l’acquisition des connaissances qui touchent aux véritables fonctions écophysiologiques de l’arbre. Les hypothèses sont fortes et le besoin de validation de ces modèles est bien sûr d’autant plus important. » 1993

Ce mot d’ordre semble bien à l’exact opposé des directives de l’AIP comme des conceptions de la direction de l’INRA. En analysant les opinions et les manières de procéder, nous avons compris que l’approche de l’AMAP ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. Les divergences de vue tiennent pour l’essentiel à la nature même du modèle mais aussi à la façon de percevoir, décrire et classer les formes du vivant : en gros, on adopte l’approche par l’architecture si on se réclame des travaux de Hallé et Oldeman. Mais, si on décide qu’il n’y a là qu’une approche descriptive et donc relativement stérile car ne permettant pas de comprendre, on en reste à la recherche prioritaire de modèles physiologiques.

Le bilan de l’AIP se trouve donc au final assez mitigé : les chercheurs du CIRAD (de Reffye, Costes et Barthélémy) ont énormément travaillé pendant deux ans pour disposer de données traitables en vue de problématiques propres à l’INRA. Mais les chercheurs de l’INRA, quant à eux, n’ont pas toujours joué le jeu. La seconde décision forte de Coléno intervient alors à ce moment-là : pour éviter que les chercheurs de l’INRA continuent à négliger massivement la simulation architecturale et ne finissent par réinventer plus tard ce qui existe d’ores et déjà au CIRAD, il lui paraît nécessaire de pérenniser le lien AMAP/INRA en le rendant organique. Une solution aurait été de recruter directement Philippe de Reffye. Mais Coléno s’y refuse : l’INRA n’avait pas su voir, à ses débuts, le potentiel qu’il recelait ; il aurait été injuste de le dérober sur le tard au CIRAD au moment où les résultats arrivaient. La solution d’un rapprochement institutionnel est donc choisie.

Notes
1987.

Voir par exemple [Bouchon, J., 1995], pp. 137, 189, 233, 272.

1988.

[Bouchon, J., 1997], pp. 11-87.

1989.

[Bouchon, J., 1995], p. 192.

1990.

[Bouchon, J., 1995], p. 204.

1991.

[Bouchon, J., 1995], p. 206. C’est nous qui soulignons.

1992.

[Bouchon, J., 1995], p. 206.

1993.

[Bouchon, J., 1995], p. 206.