Le rapprochement institutionnel INRA/CIRAD autour d’AMAP (1993-1995)

À terme donc, la politique du comité de pilotage favorisant les recherches en architecture a en quelque sorte gain de cause. Cette AIP est décisive puisque c’est bien elle qui préfigure le rapprochement institutionnel entre le laboratoire de modélisation des plantes du CIRAD et l’INRA. Cela conduit en retour l’AMAP à réorganiser et réorienter ses recherches. Le rôle de François Houllier devient ici central. C’est lui qui va concrétiser tant les liens scientifiques entre la simulation architecturale et les problématiques de modélisation forestières que les liens institutionnels entre l’AMAP et l’INRA. Mais quel a d’abord été son parcours ? Comment en est-il venu à croiser le chemin de l’AMAP ?

En 1986, sous la direction d’Alain Pavé 1994 , professeur à Lyon 1 et ancien élève de Legay, François Houllier avait soutenu sa thèse sur « la modélisation de la dynamique des peuplements forestiers ». Dans une approche d’abord essentiellement biométrique, Houllier avait tâché d’établir des liens entre les modèles de croissance des arbres et les modèles de peuplement par échantillonnages 1995 . Sur les conseils de Jean-Pierre Troy, alors directeur scientifique de l’ENGREF, il avait rencontré ponctuellement Philippe de Reffye et Evelyne Costes lors d’un passage dans le nouveau centre de l’ENGREF tout récemment implanté à Montpellier. Il se trouve en effet que le laboratoire de modélisation des plantes était à l’époque logé dans des murs qui avaient été acquis par l’ENGREF, avant qu’il soit réintégré un peu plus tard dans des locaux du CIRAD. Comme Francis Hallé, Jean-Pierre Troy était spécialiste des forêts tropicales. Il connaissait donc Hallé personnellement et il l’avait invité à faire des enseignements au centre ENGREF de Montpellier où se trouve une formation spécifiquement tropicaliste. Hallé professait alors à l’Université de Montpellier 2.

Troy a donc connaissance du travail de de Reffye par ce biais. Il conseille à Houllier d’aller voir comment on modélise les plantes chez ces élèves de Hallé. Or, même si Houllier est impressionné par les images de l’équipe de de Reffye, il ne citera qu’incidemment ce travail dans sa thèse de 1986 : l’approche des gens du CIRAD lui paraît assez opaque de par la certaine technicité botanique qu’elle exige. En tout cas, le premier contact lui paraît peu décisif pour sa problématique de thèse.

Par la suite, ayant appliqué son propre travail aux données de l’Inventaire Forestier National (IFN) sur le site de Montpellier, il y reste pendant deux ans comme ingénieur de recherche. En 1988, Jean-Pierre Troy étant devenu entre-temps président de l’ENGREF, Houllier y devient professeur. De fait, ce dernier souhaite à l’époque réintégrer la recherche plus conceptuelle et il est, pour cela, également rattaché au Centre de Recherche Forestières de l’INRA de Nancy. En tant qu’enseignant-chercheur, il est intégré dans la nouvelle équipe « Dynamique de Systèmes Forestiers », auprès de Jean Bouchon.

C’est en fait dans ce contexte qu’Houllier est véritablement sensibilisé à l’importance des modèles morphologiques fins, notamment pour la prédiction et le contrôle de la qualité du bois. Dans un premier temps, il travaille en effet aux côtés du chargé de recherche Jean-Michel Leban. Dans le cadre de l’Equipe de Recherche sur la Qualité des Bois, Leban avait conçu un logiciel - SIMQUA - capable de simuler la qualité du bois scié à partir de descriptions morphologiques des grumes 1996 . Ce logiciel permettait déjà de visualiser des planches virtuelles en fonction de la répartition des contraintes mécaniques internes. Entre 1988 et 1990, avec lui et le doctorant Francis Colin 1997 , Houllier va étendre cette perspective. Il va également concevoir un petit logiciel pour la modélisation de la Croissance de l’Epicéa (baptisé CEP). En 1988, sous l’impulsion de Rémi Pochat, le directeur de la recherche de l’ENGREF qui avait entre-temps remplacé Troy, Houllier participe à une deuxième réunion avec les chercheurs de l’AMAP : De Reffye, Jaeger et Blaise. Ce deuxième contact se passe mieux. Houllier est notamment frappé qu’un botaniste spécialiste de l’hévéa reconnaisse un clone rien que par sa représentation visuelle sur l’écran 1998  : cela semble confirmer l’idée de de Reffye selon laquelle il n’y a pas de meilleure validation que celle de l’œil de l’expert.

Toujours est-il que la technique adoptée et développée par l’AMAP reste encore grandement opaque même à ses proches voisins, dont Houllier. La raison tient en partie au fait que les publications de de Reffye sont encore très confidentielles : les articles fondateurs de Café, Cacao, Thé publiés de 1981 à 1984 sont difficilement accessibles. Ils ne figurent pas toujours dans les bibliothèques de recherches forestières. Et de Reffye, lui-même, n’est pas toujours prêt à les communiquer rapidement. De fait, il faut attendre sa publication dans La Recherche de 1989 pour que les principes de la simulation architecturale soient diffusés dans les grandes lignes et mieux compris par les chercheurs de l’INRA eux-mêmes.

En 1991, en pleine AIP, Houllier, Bouchon et Birot publient néanmoins un article fondateur dans la Revue Forestière Française : « Modélisation de la dynamique des peuplements forestiers : état et perspective » 1999 . Tout en présentant succinctement les avantages et les limites des modèles à différentes échelles, ils font discrètement valoir l’idée que l’avenir de la modélisation forestière passe par les modèles d’arbres où davantage de connaissances biologiques et botaniques devront être intégrées 2000 . Ils présentent l’avènement des modèles architecturaux comme annonciateur d’un « saut qualitatif » 2001 . Et ils espèrent que cette approche sera bientôt à même de prendre en compte la concurrence entre arbres voisins comme tend à le faire déjà la thèse de Blaise. Par la suite, cet article sera le point de départ de nombreux travaux de doctorants.

Lors de l’AIP, l’équipe de François Houllier est bien sûr retenue par l’appel d’offre. Jean Bouchon y veille de toute façon. Pendant deux ans, Houllier collabore donc étroitement avec de Reffye, Frédéric Blaise et Thierry Fourcaud 2002 . À cause de la distance, leurs relations sont surtout épistolaires, de Reffye préférant ce mode de correspondance au courrier électronique. Pour Houllier, sur le fond, il s’agit d’intégrer quelques unes des idées de SimCop (Ottorini) et de CEP (Leban – Houllier) dans AMAPpara. Sur cette plate-forme d’AMAP, dont on se souvient qu’elle calcule maintenant les méristèmes en parallèle, les trois chercheurs intègrent la prise en compte de l’allocation de matière dans le tronc à chaque étape de croissance, cela en utilisant certaines lois simplifiées, comme la loi de Pressler 2003 . Il s’agit donc d’établir pour la première fois des relations fines et calculables entre l’architecture précise du houppier en concurrence, et la structure de la tige, c’est-à-dire la distribution des cernes dans le tronc 2004 . En fait, les auteurs sont obligés de se livrer à de nombreuses simplifications pour évaluer de manière calculable la surface foliaire et, par suite, l’allocation de la matière 2005 . Et le résultat est mitigé : malgré la prise en compte de l’architecture, certaines hypothèses de simplification sont encore trop lourdes. Il s’avère notamment qu’il aurait fallu prendre en compte le système racinaire dans le modèle d’allocation de matière 2006 .

En juillet 1994, Houllier quitte son poste d’enseignant-chercheur à l’INRA et à l’ENGREF et, sur une instigation de Jean-Pierre Pascal 2007 , il part diriger l’Institut Français de Pondichéry. Il continue donc, à distance, sa collaboration avec de Reffye. Il travaille à relier l’architecture à la croissance du tronc, c’est-à-dire la structure de la plante avec son fonctionnement. Assez paradoxalement, c’est en Inde que Houllier poursuit plus que jamais ses recherches conceptuelles en modélisation. La remarquable organisation administrative de l’Institut et le relatif isolement dont il jouit l’y autorisent en fait. Ayant passé une thèse d’habilitation en 1992, c’est même d’Inde qu’il dirigera un certain nombre de ses premiers doctorants.

Entre-temps, fin 1993, toujours sous l’impulsion de Coléno, Daniel Barthélémy et Evelyne Costes sont recrutés comme chercheur à l’INRA. Mais ils restent tous les deux en poste à AMAP. Dans la foulée de l’AIP initiée par Coléno, AMAP poursuit seul sa convergence vers des questions d’allocation de matière dans la structure. À partir de 1994, le laboratoire infléchit donc nettement son travail vers le fonctionnement des plantes 2008 .

Notes
1994.

Alain Pavé avait fait ses études d’ingénieur à l’INSA de Lyon, au début des années 1960. En 1966, il intégra le Laboratoire de Biométrie de la Faculté des Sciences de Lyon, dirigé à l’époque par Jean-Marie Legay. En 1980, il soutint sa thèse d’Etat sur la théorie et la pratique de la modélisation en biologie cellulaire et moléculaire. Par la suite, il développa son intérêt pour des modélisations mathématiques de toute nature et intéressant des phénomènes biologiques à toutes échelles, mais en favorisant souvent une approche populationnelle inspirée des modèles de la dynamique des populations. Voir [Pavé, A., 1995]. Suivant la voie ouverte par Legay, il devint ensuite Professeur à l’Université de Lyon 1 et directeur de l’Unité de Recherche Associée URA 243 (baptisée plus tard Unité Mixte de Recherche - UMR 5558). Dans son travail, il s’était lui aussi très tôt intéressé à l’usage que l’on pouvait faire de l’informatique mais dans une approche d’abord essentiellement cognitiviste (de type système expert, puis intelligence artificielle), comme Coléno, bien qu’il se soit également, mais ponctuellement, intéressé aux L-systèmes et aux différents modèles de morphogenèse. Pour son auto-biographie intellectuelle, voir ibid., pp. 5-24.

1995.

[Houllier, F., 1986], pp. 2-3. Il fait une revue des modèles existants. Il montre la limite des modèles globaux dépourvus de détails et il propose un « modèle probabiliste structurel » pour faire le lien entre le niveau de l’arbre et celui du peuplement. Mais il n’intègre pas la morphologie et se cantonne à un espace plan, c’est-à-dire à une situation non tridimensionnelle (ibid., p. 136). Pour cette thèse, Houllier a bénéficié d’un co-directeur en la personne de Jean Bouchon.

1996.

Voir [RFF, 1995, vol. 47], pp. 131-140.

1997.

En 1992, Francis Colin soutiendra une thèse à l’ENGREF sur « Analyse et modélisation de la branchaison de l’Epicéa commun en vue de prédire la qualité de la ressource », [Bouchon, J., 1997], p. 419.

1998.

[Houllier, F. et Varenne, F., 2000], p. 7.

1999.

[Houllier, F., Bouchon, J. et Birot, Y., 1991].

2000.

[Houllier, F., Bouchon, J. et Birot, Y., 1991], pp. 98-99.

2001.

[Houllier, F., Bouchon, J. et Birot, Y., 1991], p. 98.

2002.

Thierry Fourcaud est un ingénieur mécanicien de formation. En 1996, il soutiendra une thèse sur la biomécanique des plantes. Il y intègre la méthode des éléments finis dans les maquettes informatiques d’AMAP de manière à prédire le comportement mécanique de l’arbre. À cette époque, aux côtés de Houllier, il contribue à affiner les problèmes d’intégration de l’écophysiologie dans les simulations d’AMAP. Il est par la suite recruté comme chercheur-enseignant auprès de l’Université de Bordeaux I et du Laboratoire de Rhéologie du Bois. Il appartiendra alors à une Unité Mixte CNRS/INRA/Université de Bordeaux I. Et il restera également membre du programme de modélisation des plantes.

2003.

Loi phénoménologique approximative remontant au forestier allemand R. Pressler (1865). Elle « établit les modalités de la croissance en diamètre du tronc en fonction des caractéristiques du houppier ». Elle postule que « la surface du cerne périphérique annuel du tronc croit linéairement à partir du sommet de l’arbre jusqu’à la base du houppier, puis reste constante en dessous, jusqu’au sol », [Bouchon, J., 1997], p. 266.

2004.

[Bouchon, J., 1997], p. 260.

2005.

« La prise en compte des interactions entre arbres entraîne une explosion combinatoire du temps de calcul et de l’espace mémoire requis », [Bouchon, J., 1997], p. 384. Par exemple, sur une Station Silicon Graphics R4000 disposant de 80 Mo de mémoire vive, et pour un épicéa de 15 ans, le calcul met 4’51’’ à s’effectuer pour les 4 premiers ordres d’axe.

2006.

[Bouchon, J., 1997], p. 415.

2007.

Forestier, spécialiste de l’écologie et de la dynamique des forêts tropicales et directeur de recherche au CNRS, UMR EcoFog.

2008.

[Houllier, F. et Varenne, F., 2000], p. 20.