Formalisation conceptuelle et institutionnelle : le laboratoire associé CIRAD/INRA (1995)

En parallèle, suite à la thèse de Blaise et face aux effets en retour de la simulation sur les concepts botaniques, un besoin de clarification et de systématisation conceptuelle se fait sentir. De Reffye constate qu’à chaque fois que l’on change de plantes, il est en fait nécessaire de se livrer à des modifications ad hoc pour faire correspondre le modèle informatique intégré et ses processus stochastiques au nouvel objet d’étude. Le modèle informatique manque donc de généralité. De plus, l’AMAP souffre d’une absence de compatibilité interne entre ses propres logiciels. Afin de régler ces problèmes, le CIRAD recrute deux mathématiciens-informaticiens au titre d’ingénieurs chercheurs : Yann Guédon et Christophe Godin. Ils sont tous les deux jeunes diplômés et docteur de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC) 2009 . Ils développent d’abord le logiciel AMAPmod (mod pour modélisation) et le langage AML (pour AMAP Modeling Language). AMAPmod sert à estimer systématiquement les paramètres des processus stochastiques qui interviendront dans une simulation gérée par le logiciel de Jaeger, baptisé entre-temps AMAPsim (pour simulation) depuis qu’il a été réécrit par l’ingénieur-chercheur Jean-François Barczi 2010 en intégrant les notions d’âge physiologique et de processus markoviens. AMAPmod utilise le langage de description standardisé AML, lui-même construit sur la base du concept d’automate ou d’« axe de référence » préalablement développé. Dans ce nouveau cadre formel, la plante simulée est en effet conçue comme un « graphe multi-niveaux » 2011 généré par un processus stochastique. Ce processus peut être lui-même formellement remplacé par un « modèle dynamique probabiliste » 2012 de type automate à transition d’états de Markov. Moyennant cette réécriture formelle, la théorie du renouvellement est très précieuse car elle permet ensuite le règlement du problème mathématique inverse qui consiste à remonter aux paramètres des processus une fois que l’on connaît leurs distributions empiriques sur le terrain 2013 . Dans ce travail, AMAP établit un « pont » solide entre les simulations de plantes et les observations empiriques. Il devient possible d’ajuster et de valider clairement le modèle 2014 . AMAPmod aura par la suite un rôle majeur dans les convergences d’AMAP avec les modélisations venant d’autres origines. Nous y reviendrons bientôt.

Devant le bilan de l’AIP et face à cette accélération comme à cette dynamique de cristallisation interne à AMAP dans ces années-là, le constat devient évident pour Coléno : il est plus raisonnable de continuer à inciter les « architectes du végétal » 2015 à se rapprocher de leurs collègues physiologistes que d’imposer le mouvement inverse. Face à l’enthousiasme mitigé des modélisateurs de l’INRA, il revient à l’AMAP seul de faire entrer des considérations physiologiques dans ses simulations. Ce constat et la décision qui s’en est suivie se sont donc concrétisés dans le rapprochement institutionnel entre le CIRAD et l’INRA au sein même de l’AMAP : suite à une nouvelle décision forte de Coléno, c’est donc le 1er janvier 1995 que l’AMAP devient un « Laboratoire associé INRA/CIRAD – Programme modélisation des plantes » même si les chercheurs du CIRAD préfèrent encore l’appeler « Unité de modélisation des plantes – AMAP ». D’un point de vue administratif, le rapprochement n’est pas commode : au niveau des concours, il n’y a pas vraiment de vision commune entre le CIRAD et l’INRA et les chercheurs du CIRAD sont obligés de repasser des concours INRA pour être recrutés. C’est une décision politique qui ne fait donc pas consensus à tous les niveaux.

Au 1er janvier 1995, de Reffye reste cependant toujours directeur de l’Unité et rattaché au CIRAD. Il est également Directeur de Recherches du département GERDAT. L’Unité comprend en tout 28 membres permanents 2016  : 14,5 en modélisation des végétaux (6 botanistes, 1 physiologiste, 2 agronomes, 1 agroforestier et 4,5 informaticiens-mathématiciens). C’est dans cette équipe que se trouvent trois chercheurs de l’INRA. L’infographie regroupe pour sa part 5,5 personnes. Cette partie valorisation a entre-temps nécessité la création du poste de Directeur Administratif de l’Unité. Il est occupé par Alain Chauchard. En effet, certains chercheurs ne savaient plus s’ils devaient faire de la recherche ou du développement industriel. Ce poste permit de clarifier les attributions. De plus, les adaptations des premiers logiciels AMAP au support IBM ou HP telles qu’elles ont été lancées dès la fin des années 1980 n’ont jamais bien marché. Les programmes de calcul d’images classiques étaient très vite saturés et, sauf dans le cas des produits à destination des stations Silicon Graphics, il n’était donc pas possible de livrer une version d’AMAP où un véritable calcul d’image en temps réel s’effectuait. Seuls des logiciels de visualisation d’images précalculées étaient vendus pour les PC 2017 . Des contrats ont été cependant signés avec Thomson Digital Image, Alias, Wawefront et Softimage.

Face au déclin des ventes en 1995 au regard des premiers résultats assez florissants du début des années 1990 2018 , la bipartition de l’unité est finalement préconisée par les rapporteurs de la première revue externe de 1996 2019 . Ils se fondent pour cela sur le modèle de l’USDA (United States Depatement of Agriculture) qui conseille de séparer nettement la modélisation et l’industrialisation des logiciels 2020 .

La valorisation a donc progressivement été conçue autrement. Dans le cadre de l’équipe infographie de l’AMAP, et dans un but de commercialisation, René Lecoustre a d’abord longtemps travaillé à étendre la bibliothèque des plantes virtuelles. Pierre Dinouard, un temps responsable d’un sous-groupe d’AMAP intitulé « Unité d’Industrialisation des Logiciels (UNIL) », avait auparavant travaillé à régler des problèmes de portabilité sur Windows, notamment. Mais, en 1995, de Reffye charge la société JMG Graphics (qui changera de nom en 2001 pour devenir Bionatics) de distribuer les logiciels AMAP. Dinouard y sera par la suite détaché. Cette société est fondée autour de deux diplômés d’une école de commerce (Institut Supérieur de Gestion), Mathias Monribot et Stéphane Gourgout, que Chauchard avaient d’abord envoyés faire une étude de marché aux Etats-Unis. Après la Revue externe de 1996 et ses préconisations, les attributions de l’UNIL tombent donc progressivement et naturellement dans les mains de JMG Graphics 2021 . Le CIRAD ni l’INRA ne se sentent finalement capables de vendre du logiciel.

En cette même année 1996, l’équipe « analyse d’image et télédétection », animée par Marc Jaeger, est composée de 2,5 personnes. La gestion et l’administration occupe enfin 5,5 personnes. À côté des permanents, AMAP dispose de 4 collaborateurs dont Claude Puech, qui succède à Jean Françon comme conseiller en image de synthèse. AMAP se développe donc surtout par opportunisme, en multipliant ses liens et ses collaborations. Et cela se produit désormais souvent à l’occasion de demandes externes.

Notes
2009.

En 1990, ils soutiennent tous les deux une thèse en sciences appliquées à la reconnaissance de la parole.

2010.

Ingénieur en robotique et titulaire d’un DEA d’informatique, Barczi a été recruté par AMAP au début des années 1990 pour travailler à réécrire le logiciel de Jaeger en prenant soin des problèmes d’identification des paramètres. Voir [Bouchon, J., 1997], pp. 205-254. Jaeger ne pouvait en effet s’y atteler car, à partir de 1992, l’AMAP avait répondu favorablement à une demande de collaboration émanant de la Faculté de Médecine de l’Université Montpellier II, en la personne du professeur Joyeux, chirurgien et … voisin de de Reffye à Montpellier. Pendant quelques années (jusqu’en 1996), Jaeger dirige le projet de synthèse d’images médicales intitulé Corpus 2000. Il y développe des techniques de géométrie discrète pour visualiser des organes humains en 3D à partir de coupes tomodensitométriques. Un troisième doctorant informaticien de Strasbourg, Philippe Borianne (encadré par Pascal Lienhardt, un élève de Françon), y préparera même une thèse sur les topologies de dimension 2. Un logiciel, C2000, est rapidement mis au point par le CIRAD-AMAP et diffusé dans certains centres d’imageries partenaires. Le but avoué de de Reffye et Jaeger, à moyen-long terme, est d’aboutir à des logiciels de modélisation/simulation de croissance des organes animaux (Voir [Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 159). Mais à la faveur d’un changement de direction au CIRAD, la recommandation de ne pas se disperser faite à l’AMAP par les membres de la Revue Externe de1996 est prise très au sérieux. Et Jaeger aura rapidement ordre de recentrer son travail sur le métier du CIRAD : l’agronomie et le développement. En 1999, en guise de transition, on le charge de produire un rapport sur le « Rôle et les perspectives de l’informatique scientifique au CIRAD » avant de l’encourager fortement à revenir à la modélisation des plantes. Dans ce rapport, il ne fait aucune allusion à ce qui a pourtant été l’objet de son travail pendant près de 5 ans…

2011.

[Bouchon, J., 1997], p. 146. Voir l’article synthétique [Godin, C. et Caraglio, Y., 1998].

2012.

[Bouchon, J., 1997], pp. 187-191.

2013.

« L’intérêt de l’application de la théorie du renouvellement est de permettre, à partir d’une mesure de type ‘comptage’, de déduire une information de type ‘intervalle de temps’ beaucoup plus directement interprétable du point de vue botanique puisque traduisant la notion de plastochrone apparent. En effet, la mesure au niveau ‘intervalle de temps’ serait extrêmement fastidieuse voire irréalisable dans de nombreux cas », [Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 61. Elle permet donc de quantifier des paramètres cachés derrière les modèles que sont les processus stochastiques.

2014.

Voir [Reffye (de), Ph. et Houllier, F., 1997], pp. 987-988 : “A crucial point is that AMAPsim is linked to AMAPmod and that the theory of graphs and automata makes it possible to estimate the transition probabilities among the states from experimental data (which is not the case for most simulation methods which cannot be ‘fed’ by observations). There is thus a bridge between empirical observations of plant architecture and the morphogenetic simulations of AMAPsim, thus the possibility to adjust and validate the model”.

2015.

Selon l’expression de la page internet de l’INRA dédiée à l’AMAP : [INRA, architecte, 1998].

2016.

Pour ces chiffres, voir [Reffye (de), Ph. et al., 1996], pp. 17-18.

2017.

Voir l’historique de Pierre Dinouard in [Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 165.

2018.

Elles étaient tombés à 600kF par an : à comparer aux 1,2 à 1,5 millions de francs annuels que l’Unité avait pu gagner jusque là avec ses ventes de logiciel (avec une pointe à 2,5 millions de francs). Aux mêmes époques, pour son fonctionnement total (personnel + équipement), l’unité réclame environ 12 millions de francs par an. Voir [Houllier, F. et Varenne, F., 2000], pp. 18-19. L’unité est donc loin de subvenir à ses besoins en vendant du logiciel.

2019.

Ce système de revue externe ou d’évaluation collective intervient tous les 5 ans et il permet de stimuler la recherche et la valorisation ainsi que de faire des préconisations. Il se fonde sur une analyse faite pendant 6 mois par des intervenants extérieurs. Elle donne lieu à débats et à publications. Ce système a été mis en place par Hervé Bichat à partir du modèle d’évaluation en cours dans les grands Instituts de Recherche Agronomiques comme l’IRRI (International Rice Research Institute : Institut de recherche américain sur le riz, fondé en 1971 et visant à promouvoir la recherche pour le développement en agronomie ; 15 autres IRI seront fondés par la suite sur ce modèle).Voir [Bichat, H. et Varenne, F., 2001], p. 13.

2020.

[Pavé, A., 1996], p. 33.

2021.

Actuellement (2004), Stéphane Gourgout est Directeur Commercial de Bionatics. Cette société possède l’exclusivité pour la diffusion de la technologie AMAP, excepté le moteur de croissance. C’est-à-dire qu’elle possède des droits sur tout l’environnement logiciel (modelage des végétaux…). Elle reverse de l’argent à l’Unité AMAP en fonction de ses ventes.