L’épistémologie du « modèle général » à valeur empirique

Par ailleurs, dans ces années de consolidation (1995-1996), il se trouve que Philippe de Reffye produit quelques réflexions disséminées sur la nature nouvelle des modèles qu’il propose à l’agronomie. Il est intéressant d’en ressaisir l’esprit, car il paraît caractéristique d’un changement épistémologique majeur occasionné par l’émergence de la simulation informatique, en particulier aux yeux du praticien qu’il est. Tout d’abord, de Reffye voit un grand avantage dans la possibilité qu’ont ses modèles de simulation d’être calibrés sur des données de terrain, cela à la différence de ceux, trop théoriques, de l’école de Lindenmayer, par exemple. Leur caractère opérationnel, même s’il lui reste encore à faire ses preuves sur des problématiques précises d’amélioration de conduite culturale, paraît donc bien engagé.

Mais il est une autre revendication, plus fondamentale encore, et qui pointe inlassablement dans le Document Préparatoire à la Revue Externe de 1996 : c’est celle du droit à produire désormais des « modèles généraux ». Comme Bouchon le précisera plus tard, lors de l’AIP, de Reffye en appelle à la légitimité cette fois-ci bien établie, selon lui, de ce genre de modèles, à l’opposé des préconisations de l’école de la modélisation française qui avait toujours favorisé et autorisé les modèles pragmatiques spéciaux et régionaux. Dans ce document, après l’énumération des quatre types de modèles désormais implémentables dans l’infrastructure de simulation architecturale AMAP (modèle statistique, modèle de production végétale, modèle de compétition, modèle morphologique) de Reffye écrit en effet :

‘« En définitive, tous ces modèles se complètent les uns les autres et, de toute évidence, un modèle général qui engloberait à la fois les problèmes de morphologie et d’interaction avec le milieu aurait une polyvalence remarquable dans ses applications agronomiques. C’est cette approche qui est privilégiée à l’Unité de Modélisation des Plantes. » 2022

Plus loin, on peut lire :

‘« Le choix d’une représentation simplifiée de la végétation est avant tout d’ordre pratique. La description géométrique et biométrique d’un couvert in situ est en effet très laborieuse et toujours incomplète. À l’inverse, les plantes virtuelles sont des objets informatiques dont la géométrie et la topologie sont complètement décrites. Il devient donc possible de mettre en œuvre des modèles numériques de simulation exploitant le plus complètement possible les informations disponibles […] Le choix a été fait de développer des modèles aussi précis et détaillés que possible afin de mieux analyser les phénomènes étudiés et, le cas échéant, tester et caler les modèles classiques [analytiques]. » 2023

Plus loin, encore :

‘« Il est clair qu’il faut tendre rapidement vers un modèle informatique d’arbre qui puisse à la fois servir en simulation, à l’agronomie, à la botanique, à la physiologie, à la mécanique et à la qualité du bois. La simulation de l’arbre se trouve en effet au carrefour de ces disciplines scientifiques et leur permet pour la première fois de communiquer réellement entre elles. » 2024

La modélisation « fragmentée » (selon notre expression) et la simulation permettraient donc une « polyvalence » inédite qu’il ne faudrait désormais plus craindre. Cette polyvalence est à opposer à la monovalence maintes fois conseillée dans l’épistémologie des modèles jusqu’alors 2025 . De Reffye retrouve ici un intérêt, qui a toujours été le sien, pour des « lois des plantes ». Mais contre les mathématiciens et théoriciens aprioristes, trop pressés pour mesurer la vraie nature des phénomènes sur le terrain, de Reffye se réclame de la mesure objective des plantes. Son versant biométrique se retrouve ici. La variabilité du vivant est présente mais elle a été conjurée par la simulation informatique. Car elle n’a plus seulement été résumée par des paramètres mais elle a été rendue synthétisable par des algorithmes : ce sont ces algorithmes qui peuvent figurer au titre de lois des plantes, en quelque sorte, même si on perd par là la notion de modèle mathématique et qu’il faut lui préférer celle, plus modeste, de « modèle numérique ». Sur ce point d’ailleurs, la terminologie de de Reffye reste flottante en 1996 : faut-il parler de « simulation », de « modèle numérique » ou de « modèle informatique » ? Ce flottement prouve que la nature de ce modèle est clairement vécue comme différente des autres, sans que le praticien trouve à réutiliser de manière stable et satisfaisante les catégories antérieures.

Il apparaît néanmoins clairement qu’il n’est plus besoin de recourir à la rhétorique de la complexité de la nature, infinie et donc quasi-divine, comme c’était le cas dans l’épistémologie de l’école française de modélisation. Au contraire, et a posteriori, cette rhétorique semble avoir servi à masquer une impossibilité que de Reffye décide, quant à lui, de trouver prosaïque (voir l’expression « choix […] d’ordre pratique »). Il n’éprouve plus le besoin de la sacraliser ou de l’interpréter en termes de tabou ou d’impossibilité constitutive due à la finitude humaine : pour lui, il s’agit simplement d’une incapacité technique et momentanée de prendre en compte suffisamment d’informations dans les modèles alors qu’elles étaient de toute façon disponibles.

Cependant, cette polyvalence de la simulation, de la « plante virtuelle » a un coût : elle cause un changement de statut épistémique dont de Reffye prend également conscience, à cette époque. Comme Bouchon essaiera de le dire un an plus tard aux écophysiologistes, la simulation n’est plus tant un modèle qu’un double de la réalité. À ce titre, elle joue plutôt un rôle de réplication virtuelle, de double empirique du réel, plutôt que de résumé symbolique ou de modèle formel à visée directement cognitive :

‘« Le modèle conçu au CIRAD est original car il est développé à partir des connaissances qualitatives de la botanique et de l’architecture végétale, auxquelles sont rajoutées celles, quantitatives, acquises au cours d’expériences agronomiques réalisées au CIRAD en outre-mer ou dans des centre de recherche agronomique français. Son approche est donc de nature expérimentale et non algorithmique. » 2026

Dans ce passage, de Reffye oppose donc une approche algorithmique à la nature expérimentale, clairement assumée ici, de la simulation. L’approche algorithmique est à comprendre au sens strict d’une mise à disposition d’un modèle mathématique a priori calculable en une série d’opérations purement mathématiques, homogènes entre elles et en nombre fini. Ce type de modélisation est mathématique au sens strict. Elle permet de comprendre le phénomène modélisé, au moins en droit, c’est-à-dire qu’elle autorise la restitution en son esprit du geste mathématique unique d’où procède le modèle. Elle s’oppose à la modélisation fragmentée qui ne promet plus de faire comprendre. La simulation produit quant à elle des « maquettes numériques », « des objets informatiques » 2027 compacts et opaques sur lesquels des expérimentations virtuelles peuvent en revanche être faites. La simulation devient donc nettement un terrain d’expérimentation. Cette expérimentation est faite par procuration à partir du moment ou le modèle de simulation est correctement calibré sur le terrain réel et ce d’un point de vue quantitatif. Ce faisant, on ne se livre qu’à des observations d’« individus » 2028 , de doubles d’objets singuliers, eux-mêmes singuliers, dont la caractérisation et la généralité restent problématiques. Toujours est il qu’à cette époque, de Reffye pense que l’on est désormais pleinement fondé à parler « d’expérience agronomique virtuelle » 2029 .

Notes
2022.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 67.

2023.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 73.

2024.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 90.

2025.

Pour un approfondissement de cette question épistémologique, voir notre article [Varenne, F., 2003b].

2026.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 115. C’est nous qui soulignons.

2027.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 115.

2028.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 115.

2029.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 12.