Une maquette informatique comme support d’expériences virtuelles

Ce sont les travaux en simulation du « climat radiatif » qui illustrent le mieux cette tendance de l’AMAP à utiliser les représentations architecturales dans leur complexité comme autant de maquettes ou de modèles servant ensuite à des expérimentations virtuelles. Or, ils ont pris naissance dans le cadre d’une demande agronomique concrète et particulière.

À la fin des années 1980, Jean Dauzat, ingénieur agronome et titulaire d’une thèse en écologie, est intégré à l’équipe. Sa tâche est de développer les applications agronomiques des simulations. En 1990, à l’occasion d’une ATP interne au CIRAD (Action Thématique Programmée) et en lien avec le département des cultures pérennes (CP), il publie un rapport dans lequel il propose d’utiliser les simulations architecturales pour l’estimation des transferts radiatifs au sein d’une palmeraie (palmiers à huiles). Il s’agit d’évaluer précisément la lumière interceptée, la lumière transmise sous le couvert ainsi que la réflectance directionnelle. Le but agronomique clair est d’optimiser la densité des cultures associées (cultures sous couverts). Or, les modèles mathématiques classiquement utilisés pour évaluer les échanges radiatifs au sein d’un couvert végétal recourent à des représentations des plantes très simplifiées. Les houppiers ou les couronnes y sont figurés par des cônes ou des ellipsoïdes 2030 . Comme dans une représentation biométrique traditionnelle, la répartition des feuilles y est donc considérée comme aléatoire. Et l’on recherche l’effet moyen du couvert végétal sur l’ensoleillement au cours d’une journée. Mais ces modèles ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité constatée et mesurée de l’éclairement au sol. L’optimisation de la densité de plantation n’est donc pas assurée.

Entre 1989 et 1994, Dauzat, aidé de Lecoustre, utilise des mesures architecturales précises faites en Côte-d’Ivoire afin de construire des maquettes réalistes de palmiers. Dans un premier temps, il confirme l’hétérogénéité de l’ensoleillement en procédant à des mesures de rayonnement au sol au moyen de capteurs, mais aussi à des mesures du rayonnement diffus sous la palmeraie. Ensuite, découpant la surface en triangles élémentaires, il trouve que le taux de transmission moyen par triangle obtenu par simulation au moyen du logiciel AMAPpara est très proche (à une erreur près de 10%) de celui qui a été mesuré 2031 . La simulation rend donc bien compte de l’hétérogénéité du rayonnement. Recourant à ces mêmes maquettes, Dauzat simule enfin le climat radiatif total, avec ses rediffusions et ses réinterceptions, en faisant suivre à l’ordinateur l’histoire, c’est-à-dire le devenir, d’un grand nombre de rayons incidents provenant du soleil tout au long d’une journée. Pour obtenir un climat stabilisé, la simulation exige de procéder à un nombre très grand de ces « lancers de rayon » virtuels : entre 1 et 2 millions pour une petite scène de palmeraie. Dauzat commente : « Cette méthode est très consommatrice de temps de calcul. En revanche, cette approche mécaniste est très rigoureuse et permet de détailler finement les échanges radiatifs. » 2032 Dauzat a donc montré que la cartographie du bilan radiatif total d’une plantation est accessible avec précision si on en reproduit les détails architecturaux par ordinateur.

De même, c’est une méthode semblable qui permet de fournir une image de la réflectance, vue du dessus, d’une scène végétale complexe ; d’où le lien qui se fait très vite avec la problématique d’interprétation d’images produites par télédétection (avions, satellites…). Dans ce cadre-là, d’un point de vue conceptuel, la simulation botanique architecturale, renouant avec les origines de la simulation numérique, permet donc de contourner les problèmes de non calculabilité :

‘« Le modèle de lancer de rayons développé a pour objectif la simulation la plus précise possible de la réflectance du couvert. Il est trop complexe pour être inversé. Par des expériences de simulation il est néanmoins possible d’établir des relations entre un signal mesuré et diverses caractéristiques du couvert. Les relations obtenues peuvent ensuite être inversées. » 2033

Dans cette utilisation de l’ordinateur, les maquettes, étant elles-mêmes le fruit de simulations préalables, deviennent à leur tour le terrain d’un autre type de simulation : celle de l’éclairement. À la fin de leur construction, leur aspect n’est donc pas encore résumé de manière globale par un modèle ou une formule. Il sert de nouveau en tant que tel, dans sa rugosité même et dans son hétérogénéité conservée. C’est là que la simulation architecturale devient un terrain empirique à part entière. À maintes reprises d’ailleurs, Dauzat indique que cette simulation sur « maquette informatique » contredit quantitativement les modèles condensants habituels. Cette simulation sur maquette peut donc servir à tester des modèles mathématiques. Avec la simulation de la réflectance, elle sert aussi à interpréter, de manière inductive il est vrai, des images de télédétection. C’est-à-dire qu’elle peut servir à décider quel type de plantation et quelle essence d’arbre se trouvent représentés sur l’image.

Au cours des années 1990, Dauzat poursuivra la conception et le raffinement de modèles d’échanges radiatifs au moyen des simulations architecturales à 3D. Plusieurs thèses seront soutenues jusqu’en 2002 au moins, sur ce sujet et avec cette approche 2034 . Dès 1995, Dauzat participe au PNTS (Programme National de Télédétection Spatiale) en y proposant, en collaboration avec l’Unité de Bioclimatologie de l’INRA de Bordeaux et de Grignon, une « étude de la réflectance de peuplements de pins maritimes de la forêt landaise » 2035 . Il contribue également à l’interprétation de données radar acquises préalablement par le CIRAD-Forêt au cours d’une campagne de mesures aéroportées menée sur une plantation d’eucalyptus congolaise.

Mais, à la fin des années 1990, une question s’impose à l’AMAP : peut-on développer le même usage de la simulation, cette sorte de « sur-simulation », dans le domaine plus directement intéressé à l’évaluation de la masse de matière produite (bois, fruits, …), ce qui est un axe majeur en agronomie ? La suite montrera que cette idée d’étendre la simulation conçue comme terrain empirique à d’autres problématiques, si elle a pu dominer les perspectives de de Reffye et de son équipe dans la première moitié des années 1990, se révèlera un peu optimiste même si elle n’est pas fausse sur le principe. Il y a deux obstacles qui vont se présenter très vite dans les années qui suivent. Tout d’abord un obstacle technologique. Disposer d’une « plante virtuelle » purement architecturale (en fil de fer) nécessite déjà une mobilisation de mémoire telle que la vitesse de calcul est affectée considérablement : surcharger de surcroît cette maquette avec des modules physiologiques très lourds, à la différence du module encore relativement léger des « lancers de rayon » 2036 , cause dès le départ des problèmes de calculabilité pratique, même pour les plus gros ordinateurs, ce dont témoigne déjà le travail préparatoire fait avec Houllier dès 1993 dans le cadre de l’AIP.

Ensuite, il y a un problème méthodologique. En 1996, de Reffye entend faire de l’expérimentation agronomique virtuelle 2037 . Or, l’histoire de l’agronomie a montré pour sa part qu’il n’y a pas d’expérimentations réelles utilisables sans distinctions claires entre les facteurs contrôlés et les facteurs non contrôlés. Il faut pouvoir procéder à des expériences contrôlées. Comme le montrait l’approche fondatrice de R. A. de Fisher, il faut qu’il y ait une certaine interaction de l’expérimentateur avec les entrées du terrain, que l’on sache au moins leur répartition aléatoire si l’on n’en commande pas l’expression. L’opacité construite de la simulation, gage de son réalisme et de sa complexité, devient ici vite un obstacle : il faut y désintriquer quelque peu les liens pour voir comment procèdent les optimisations. Il faut en revenir à un certain désir de comprendre. Là est la raison majeure de la troisième convergence à laquelle l’AMAP a en fait progressivement et assez consciemment procédé depuis 1998 : la convergence avec les mathématiques des graphes puis avec l’automatique et, de fait, la réconciliation tardive avec la simulation logiciste à la Lindenmayer. Après une naissance dans la simulation fractionnée ou les mathématiques calculables n’avaient plus la priorité, il semble qu’il faille en quelque sorte « re-mathématiser » la représentation de la plante. Tel est le moteur principal de la troisième et actuelle convergence à laquelle se livre AMAP.

Notes
2030.

[Dauzat, J., 1994], p. 81.

2031.

Voir figure 6a in [Dauzat, J., 1994], p. 86.

2032.

[Dauzat, J., 1994], p. 88.

2033.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 134.

2034.

Voir les thèses de Pierre Guillevic (1999) et Delphine Luquet (2002), par exemple. Dauzat y est rapporteur et son travail sert de référence. C’est même un cadre de réflexion et un point de départ assumés dans la thèse de Delphine Luquet sur « Le suivi hydrique des plantes par infrarouge thermique ». Voir [Guillevic, P., 1999] et [Luquet, D., 2002]. Elle a été engagée comme chercheuse au CIRAD-AMIS (amélioration des méthodes pour l’innovation scientifique) en 2003.

2035.

[Reffye (de), Ph. et al., 1996], p. 135. En fait, dans ce cadre pratique-là, Dauzat doit déjà renoncer à simuler le pin aiguille par aiguille : la simulation de lancer de rayon demanderait un temps prohibitif, à la différence de ce que demandaient les quelques palmes du palmier. Il faut dont qu’il remodélise de manière conique et simplifiée des « unités de croissance feuillées » rassemblant un grand nombre d’aiguilles… Voir ibid. Cette méthode empirique de simulation n’est donc pas valable en pratique pour toute architecture d’arbre à cause de la limitation en puissance et en mémoire des ordinateurs en ce milieu des années 1990.

2036.

Ce modèle révèlera plus tard lui aussi ses limites, notamment en vitesse de calcul. À partir de l’année 2000, dans le cadre du rapprochement avec l’INRIA dont nous parlerons plus loin, Cyril Soler et François Sillion, tous deux chercheurs à l’INRIA, et secondés par Frédéric Blaise (AMAP), adapteront des algorithmes issus de l’infographie pour simuler plus efficacement l’énergie lumineuse radiative sous un couvert végétal. Cette question de la radiosité de la lumière est en effet ancienne en infographie où il faut rendre des scènes réalistes du point de vue de l’illumination au moyen de techniques de rendu assez développées. Voir le rapport de recherche [Soler, C., Sillion, F., Blaise, F., Reffye (de), Ph., 2001]. Les auteurs choisissent une technique hiérarchique où, à échelle globale, des réflectances et des transmittances équivalentes sont calculées pour les grandes structures de l’arbre. On montre que le raffinement jusqu’à la feuille individuelle (avec un calcul exact) est toujours possible au moyen d’une instanciation hiérarchique, c’est-à-dire d’une descente dans l’échelle des classes de données. Mais cela nécessite des calculs plus conséquents. En 2002, des ordinateurs parallèles commencent à être utilisés à cette fin. Voir ibid., p. 18. Ce qu’il faut retenir, c’est le fait que, comme dans le cas de l’algorithme de Bresenham chez Blaise (1991), une pure technique mathématique et algorithmique d’infographie peut servir à résoudre indirectement un problème propre aux sciences de la nature. Ici, c’est dans le cadre du calcul d’une valeur énergétique sur une maquette simulée. L’infographie n’est donc pas nécessairement à la traîne de la science expérimentale, physique ou biologique. Elle sert parfois d’instrument formel de simulation objective et de calcul.

2037.

Voir [Reffye (de), Ph. et Houllier, F., 1997], p. 991 : “The approach reviewed in this paper aims at developing agronomic or sylvicultural virtual experiments.”