Le premier modèle mixte structure-fonction : « l’efficience de l’eau » (1997-1999)

Car, entre-temps, à partir de 1996, intervient une innovation conceptuelle de poids dans la modélisation que propose AMAP. Alors que la première tentative de couplage de la simulation architecturale avec l’écophysiologie avait fourni des résultats mitigés, lors de l’AIP, et que les limites en calcul promettaient de se présenter rapidement, de Reffye a l’idée de recourir à une loi simple et classique en écophysiologie : la loi de l’efficience de l’eau. Cette loi phénoménologique, bien connue des écophysiologistes depuis les années 1930, postule que la matière créée par photosynthèse est constamment proportionnelle à la transpiration de la plante 2038 . Cela est valable dans les cas où la plante n’est pas soumise à un stress hydrique. Or, en première approximation, cette transpiration ne dépend elle-même que de l’architecture. Comme le logiciel AMAPpara rend compte du programme de croissance primaire dans sa séquence réelle et sa topologie, s’il est possible d’évaluer à chaque étape la transpiration, la production de matière sera elle-même précisément évaluable. Il ne restera plus qu’à l’allouer différentiellement pour simuler la croissance secondaire des organes. Or, cela est également possible car on dispose pour ce faire des lois d’allométrie locales pour chaque organe. Pour de Reffye, c’est là une occasion d’aller à l’école de l’écophysiologie sans pour autant entrer dans les conflits nombreux qui animent le monde de l’écophysiologie autour des modèles régionaux. À l’époque, beaucoup d’écophysiologistes français s’indignent et se dressent contre cette nouvelle intrusion qu’ils jugent inopportune et irrespectueuse de la complexité des phénomènes considérés. Au-delà des approches de quantifications réductionnistes classiquement biochimiques, à une échelle plus intégrée, les écophysiologistes ne connaissent en général pour toute modélisation que celle qui est à base de processus et qui recourt à des compartiments fonctionnels 2039 . Certains pourtant, comme Pierre Cruiziat vont finalement le soutenir dans sa démarche. Cruiziat reconnaît en effet la nécessité de dépasser les modèles à compartiments pour « spatialiser » les modèles d’arbres fonctionnels 2040 .

À partir de 1997, avec Frédéric Blaise, François Houllier, Thierry Fourcaud et Daniel Barthélémy, de Reffye adapte donc AMAPpara de manière à y intégrer cette loi de l’efficience de l’eau 2041 . Le nouveau modèle procède par cycles décomposables en 3 étapes :

  1. Le moteur de croissance architecturale détermine la croissance primaire des axes et des organes ; la matière créée dans le cycle précédent est allouée aux feuilles et aux entre-nœuds ; chaque organe est pour cela traité comme un puits de matière ; les lois d’allométrie sont utilisées pour faire pousser les organes. Toute matière produite est consommée.
  2. La structure géométrique calculée permet de quantifier la transpiration en prenant en compte l’architecture du réseau hydraulique modifiée par la croissance précédente. La notion de résistivité hydraulique (analogie classique avec l’électricité) permet alors la sommation des résistances. Elle permet le calcul analytique de la distribution du potentiel hydrique.
  3. La croissance des cernes des axes et celle des fruits est enfin calculée à partir de leurs puits et de leur expansion. L’accroissement en épaisseur des axes se fait par un dépôt uniforme de matière le long des branches[Reffye (de), Ph., Blaise, F., Fourcaud, T., Houllier, F. et Barthélémy, D., 1997], p. 130 et [Nosenzo, R., Reffye (de), Ph., Blaise, F. et Le Dimet, F.-X., 2001], p. 155..

C’est donc à partir de ce travail que de Reffye commence à quitter l’approche par la simulation seule. Il s’agit en effet d’un couplage entre une approche par simulation stochastique (incarnant toujours une manifestation macroscopique du programme génétique de la plante) et une approche fonctionnelle où les relations mathématiques sont exprimables de manière analytique à chaque étape. Les auteurs montrent en effet que l’on peut écrire une « formule de récurrence reliant la croissance d’un arbre (transpiration, assimilation et allocation) à sa structure interne et à son architecture aérienne et racinaire » :

Légende :

‘« Qn = quantité de matière sèche fabriquée à l’étape n ; DYn = différence de potentiel hydrique (entre les feuilles et le sol) à l’étape n ; k = efficience de l’eau ; j=1 pour la partie aérienne ; j=2 pour la partie souterraine ; fjn = nombre d’unités de croissance actives pour l’assimilation (j=1) et l’alimentation en eau (j=2) ; rj = résistance à la transpiration (feuilles) ou à l’absorption d’eau (« poils absorbants » [du système racinaire]) ; rj’ = résistance à la circulation de la sève brute dans les unités de croissance terminales ; ρj = résistivité des cernes conducteurs ; α = paramètre qui décrit la morphologie des unités de croissance ; Aj, Bj, Cj = paramètres qui dépendent de la morphologie de la plante et des règles d’allocation des assimilats. » 2043

La simulation procède donc encore étape par étape de croissance. Mais, à chacune de ces étapes, certaines variables décisives ne sont plus l’objet d’une construction probabiliste comme c’est encore le cas dans le logiciel AMAPsim. La variable Qn, par exemple, est calculée de manière analytique en fonction des résultats de la simulation architecturale à chaque étape. La plasticité des modèles architecturaux (qui conservent par ailleurs leur déterminisme à l’intérieur d’un cadre stochastique) est ainsi contrôlée par l’architecture elle-même dans son rapport à l’efficience de l’eau. Grâce à la loi phénoménologique de l’efficience de l’eau 2044 , il y a donc un début d’effet en retour de l’architecture sur la production par la photosynthèse et de cette production sur l’expression du modèle architecturale (sa vitesse). Au final, on dispose bien d’un début de modèle de régulation où le modèle architectural est contrôlé par le modèle de production à base de processus et le contrôle en retour 2045 . C’est dans un passage comme celui-ci que l’on perçoit combien l’idée du « tout simulation » est désormais battue en brèche, selon de Reffye :

‘« L’avantage de posséder un modèle mathématique explicite en amont d’un programme informatique de simulation est double. Il permet de comprendre le rôle des paramètres architecturaux dans la production végétale, d’une part, et de vérifier le bon fonctionnement numérique du logiciel sur des architectures dont la structure topologique est définie analytiquement, d’autre part. Cette condition est nécessaire pour aborder la simulation des plantes réelles. » 2046

Le souci de « comprendre » plus que de simuler se fait désormais nettement jour dans ce travail. On constate que c’est la convergence avec l’agronomie et ses problématiques de production contrôlée qui entraîne elle-même un retour vers la modélisation mathématique compréhensive.

Le second avantage invoqué dans le passage ci-dessus est celui de la vérification du programme de modélisation. Ce souci a en revanche été constant chez de Reffye. Il en a eu conscience dès sa thèse de 1979 : rappelons qu’il s’obligeait à trouver un arbre entièrement calculable analytiquement pour vérifier que la simulation stochastique de cet arbre simple donnerait par ailleurs les mêmes résultats.

Finalement, parce qu’il semble bien plus manipulable et calibrable que le modèle mixte proposé lors de l’AIP, ce modèle enté sur AMAPpara et intitulé plus tard (en 1999) AMAPhydro puis AMAPagro, fait par la suite l’objet de tests de validation serrés, d’abord sur le cas du cotonnier. Les résultats qualitatifs et quantitatifs sont alors tout à fait satisfaisants 2047 . Le modèle est considéré comme validé. Il fait l’objet d’une publication importante dans la revue Agronomie 2048 ,notamment. Dans ce contexte, par « validation », l’équipe de de Reffye entend « la totale reconstruction cycle par cycle de la plante par une biomasse fabriquée et répartie dans une architecture tridimensionnelle à partir des paramètres mesurés ou calculés sur les données expérimentales » 2049 .

Cependant, à côté de ce retour vers les modèles mathématiques, principalement occasionné par le besoin de calculer des modèles mixtes, on sait qu’AMAP affermit et affine ses formalismes en leur donnant une allure moins improvisée, notamment avec les travaux de Godin et Guédon. Dès le début des années 1990, ce travail de formalisation portait en germe la possibilité d’une comparaison plus directe si ce n’est celle d’un rapprochement même avec les techniques de simulation logiciste issues de l’école de Lindenmayer. Ce rapprochement a bien eu lieu en effet. Pourtant, dans cet épisode remarquable, AMAP n’a pas été seul à faire un pas vers l’autre pour rendre possible la réconciliation. Il a fallu qu’un souci de graphisme puis de prise en compte de détails botaniques, géométriques et stochastiques se fasse lui aussi jour progressivement, quoique tardivement, dans cette école formaliste. Or, cette inflexion a elle-même une histoire. Afin de comprendre cette convergence récente et décisive entre l’école des L-systèmes et celle de modélisation fragmentée et de simulation architecturale, il nous faut donc rapporter rapidement les étapes antérieures de l’évolution des L-systèmes à partir de l’époque où nous l’avions laissée.

Notes
2038.

Voir l’article « Eau – l’eau en agriculture » de l’Encyclopaedia Universalis (écrit par Marcel Robelin, maître de recherche à l’INRA), édition 1989 (CDROM 1995), Tome 7, p. 802c : « Il existe une relation de simple proportionnalité entre la transpiration et la production de matière sèche. Bien entendu la relation s’arrête au niveau de la transpiration et de la production maximales fixées par le climat et la plante. » Des travaux allant en ce sens ont été publiés dès 1933. Voir l’article de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1964, 1995], p. 737.

2039.

Voir la présentation de Pierre Cruiziat in [INRA, 1997], p. 9. Voir également l’étude comparative serrée de [Deleuze, C., 1996]. De manière significative, dans sa thèse, Christine Deleuze (X-ENGREF) ramène les modèles architecturaux de de Reffye à une espèce d’« allométrie » généralisée, ce qui signifie qu’elle y perçoit au mieux un caractère phénoménologique, « intuitif » dit-elle. Or, cela lui répugne et elle considère ces modèles comme devant être « vérifiés », ibid., p. 6. C’est-à-dire qu’elle leur reproche d’une part de séduire en surface et de n’être pas explicatifs pour autant. Et, d’autre part, elle met en cause, ce qui est plus grave, leur calibration. En tout et pour tout, elle ne cite d’AMAP qu’un seul article, ibid., p. 232. Dans le milieu des modélisateurs en agronomie et en sciences de l’environnement que nous avons pu fréquenter à la fin des années 1990, lors de différents colloques, nous avons constaté que l’approche de de Reffye était encore souvent mal connue et un peu vite assimilée aux modèles mathématiques de phyllotaxie, avec le certain dédain qui accompagnait ce rapprochement.

2040.

Ingénieur agronome de Paris-Grignon. Au début des années 1970, il passe un doctorat en physiologie des plantes à Paris. Chercheur à l’INRA, son travail a touché essentiellement aux transferts hydriques dans les plantes. Il travaille actuellement en écophysiologie des arbres à l’INRA de Clermont-Ferrand. Depuis 1990, son unité de rattachement est le PIAF. Elle est associée à l’Université Blaise Pascal depuis cette date. Cruiziat milite pour la spatialisation des modèles fonctionnels pour deux raisons : 1 - la nécessaire prise en compte de l’hétérogénéité géométrique du couvert végétal et donc de l’ensoleillement, 2 - la nécessaire prise en compte de l’hétérogénéité morphologique des organes à l’intérieur du houppier et des compétitions internes qui s’y trouvent. Voir [INRA, 1997], p. 10.

2041.

Voir [Reffye (de), Ph., Blaise, F., Fourcaud, T., Houllier, F. et Barthélémy, D., 1997].

2043.

Pour la formule et la légende, voir [Reffye (de), Ph., Blaise, F., Fourcaud, T., Houllier, F. et Barthélémy, D., 1997], p. 131.

2044.

Qui est donc en fait un modèle mathématique validé.

2045.

Voir [Reffye (de), Ph. et Houllier, F., 1997], p. 991 : “In this case, the double regulation, of the ecophysiological processes by the structure of the plant and its neighbours, and of the morphogenetic programme by the availibility of the internal and external resources produced or consumed by the physiological processes (e.g. photosynthates, water, light, space), is explicitly considered in the very same model.”

2046.

[Reffye (de), Ph., Blaise, F., Fourcaud, T., Houllier, F. et Barthélémy, D., 1997], p. 130.

2047.

Voir [Reffye (de), Ph., Blaise, F., Chemouny, S., Jaffuel, S. et Fourcaud, T., 1999].

2048.

[Reffye (de), Ph., Blaise, F., Chemouny, S., Jaffuel, S. et Fourcaud, T., 1999].

2049.

[Nosenzo, R., Reffye (de), Ph., Blaise, F. et Le Dimet, F.-X., 2001], p. 160.